40 ans. L’épopée des Bérus aurait commencé voici 40 ans. Difficile à dater en fait, les deux principaux protagonistes Loran et François avaient déjà une vie musicale avant, et le groupe avait déjà connu plusieurs moutures quand ils décident de se produire une ultime fois lors d’un concert d’adieu en février 1983, dans le squat de l’usine de la rue Pali-Kao à Paris. De fait, beaucoup y voient la véritable naissance des Bérurier Noir, un des groupes le plus importants du rock français (toutes périodes confondues). Depuis, ils sont rentrés dans la légende et patrimoine commun de l’abonné à Spotify. Leurs badges fleurissent encore parfois sur les blousons des lycéens en manif. Mouloud Achour porta leur tee-shirt lors de ses émissions sur MTV. Sans oublier une reformation ardente lors des Transmusicales de Rennes en 2003, qui rappela aux madferits français qu’il existait aussi bien (ou pire) que Noël et Liam dans l’hexagone. Cinq mille places écoulées en quinze jours. Une foule d’ados pogotant de la scène à la porte. Des vieux de la vieille débarquant de partout. Des incidents, largement prévisibles entre des organisateurs dépassés par l’affluence, les punks à chien et les provocations policières.
La réédition « collector » en série limitée permet en tout cas de se souvenir en 2023 de l’importance de leur œuvre, au moins les deux premiers albums et le maxi Joyeux merdier (avec l’iconique Salut à toi, longue transe humaniste qui se termine en hurlements désespérés d’un fou embastillé). Marsu, leur manager, nous avait résumé cette fierté posthume, pour feu le magazine BPM en 2013: « En France, on n’a pas beaucoup de grandes gloires du rock’n’roll. Il y avait Johnny Hallyday. Visiblement, on en a créé une autre ». Autre figure qui les fréquenta, accompagna, produisit : Kid Loco, alias Jean-Yves Prieur, fondateur du label Bondage, qui publia le gros de la production bérurière, confirmait (toujours dans BPM) ce diagnostic historique : « que cela devienne un groupe important, je suis fier comme un pingouin.»
Peut-on se rappeler le contexte de l’époque ? Au début des années 80, la France encaisse péniblement sa gueule de bois de l’après 68. Téléphone donne l’illusion que le rock français existe sur les ondes et à la télé. Progressivement, toutefois, s’agencent les pièces d’un nouveau puzzle. La gauche arrive au pouvoir en 1981. Les radios libres explosent. Dans le ventre chaud des squats, une fusion s’opère sous le feu croisé d’un avant-gardisme artistique et de la lutte idéologique entre des gauchistes qui se prennent pour des voyous (les autonomes) et des voyous qui deviennent natios (les skinheads, et certains de leur groupes étendards, Tolbiac’s Toads ou Infanterie Sauvage). Seule La Souris Déglinguée réussira à rassembler un temps tout ce beau monde lors de ses concerts.
Une « fraction armée rock » veut produire sa musique suivant ses propres règles. Un groupe se transforme en étendard. Les Bérurier Noir, au départ, simplement les Béruriers – hommage aux polars de Frédéric Dard -, autour de François Guillemot et de Loran Katracazos. Loin de l’image de grand cirque que répandra (la faute à l’INA?) leurs rares apparition télévisuelles (notamment invités par Béatrice Dalle chez Denisot), la forme originelle se condense en un punk industrialisé réduit aux fracas des os. Kid Loco fut instantanément séduit : « J’ai vu les premiers concerts des Béruriers : boîte à rythmes et deux guitaristes, j’étais scotché. Un univers magnifique, avec des références très fortes, sur la psychiatrie, la guérilla urbaine, servie par une imagerie d’enfer ».
Au cœur de cette décennie parcourue de décombres politiques et sociaux, une scène extraordinairement dynamique (concerts, fanzines…) installe un contre-modèle crédible entre l’amateur résigné et la major arrogante. Musicalement parlant, le genre rock alternatif ne signifiait rien. Se côtoient des formations aux styles très éloignés : le psychobilly fortement mâtiné de Dead Kennedys, des Washington Dead Cats, le ska et rocksteady old school de La Marabunta, le punk classique de Parabellum, le rock noisy des Thugs (que Kurt Cobain citera régulièrement en influence) et d’autres encore.
Les Bérus vont cristalliser cette pagaille créatrice, des porte-drapeaux à leur corps défendant. Le groupe passe d’une configuration minimale à une troupe de treize personnes, une commedia dell’arte libertaire sur fond de slogan et de guitare saturée. Ils se heurtent au silence médiatique, au harcèlement policier, aux descentes de skins fachos. La création d’un Service d’Ordre Itinérant, constitués de totos (les marginaux du gauchisme) et de redskins (skinheads antifascistes), répond à cette tension permanente. C’est une époque entière,– voire le long refus de la SACEM -, à leur grande perte. Ainsi, Marsu empêcha physiquement Julien Dray, alors responsable de SOS Racisme, de monter sur scène pour interrompre une embardée iconoclaste de François.
Mais surtout, il faut réécouter Macadam Massacre (1984). En boucle. Dans le top 10 des albums de rock français. En fait, tout courants confondus en France. Son coté brut indus, urgent, ses textes angoissés, une posture entre Mishima et les Beastie Boys. Il aurait fallu continuer dans cette voie. On ne remasterise pas l’histoire. Mais qui prend la peine d’écouter les disques quand deux ou trois réels partagés en stories suffisent pour étaler sa culture générale sur les réseaux sociaux…
Bérurier Noir : les 8 rééditions spéciales « 40ème anniversaire » sont sorties chez Archives de la Zone Mondiale / Bigwax
BONUS : quelques photos du concert du 04.12.2003 aux Transmusicales de Rennes par Éric Pérez