Combien de points sont-ils nécessaires pour parvenir à esquisser une trajectoire ? A observer la discographie aux courbes incertaines esquissée depuis ses débuts en 2018 par Benjamin Woods – alias The Golden Dregs – les évidences de la géométrie semblent, dans son cas, largement remises en cause par les voltes musicales déroutantes. Un premier album presque garage-rock, un second un peu plus personnel et plus original mais toujours tourné vers l’Amérique et ses mythes. On a beau les réécouter depuis le troisième point de fuite provisoire : on n’y trouve pas grand-chose qui contribuerait à inscrire On Grace & Dignity dans la continuité linéaire de ces débuts prometteurs mais encore tâtonnants. Les guitares acerbes ont largement cédé la place aux claviers moelleux. Seule la voix, peut-être, demeure. Ces murmures de barytons qui donnent chair à des récits précis et incarnés, comme autant de petites nouvelles rescapées d’un voyage à rebrousse-temps. En 2020, Woods est retourné vivre chez ses parents, en Cornouailles, et tout a changé.
De cette immersion forcée que l’on devine douloureuse dans les vestiges de son propre passé, il est parvenu à extraire une série de chansons et d’instrumentaux très cohérente et qui apparaisse comme un portrait par fragments d’une ville de Province qui se transforme. Quelques touches instrumentales inattendues mais pertinentes – le saxophone, notamment – redonnent un peu de leur lustre perdu aux paysages urbains décatis qui semblent baignés d’une lumière crue et blafarde. L’humeur n’est pas vraiment à la nostalgie – pas sûr d’ailleurs que Truro, puisque c’est ainsi qu’elle s’appelle, ait autrefois possédé des charmes pittoresques dont il s’agirait de déplorer la disparition. Plutôt à la contemplation, tantôt sereine, tantôt plus morose, des vies qui passent. Désormais digne des maîtres-songwriters avec lesquels il impose les comparaisons les plus évidentes – en vrac, Kurt Wagner, Stuart Staples ou Richard Hawley – Benjamin Woods signe ici sa première œuvre majeure.
Dans quelles circonstances as-tu commencé à composer des chansons ?
J’ai commencé à m’y mettre il y a environ une dizaine d’années, quand j’avais vingt-deux ans, ce qui est sans doute assez tardif pour débuter. Avant, je jouais de la batterie dans différents groupes et j’ai commencé à ressentir l’envie de m’essayer à l’écriture moi aussi. Disons que les thèmes que j’avais envie d’aborder ne l’étaient pas vraiment dans ces groupes. Je me suis dit que, plutôt que de ruminer mes frustrations, je ferais mieux d’essayer de trouver ma propre voix et d’exprimer ce qui me tenait à cœur.
Tes trois albums – Lafayette, 2018, Hope Is For The Hopeless, 2019 et On Grace & Dignity, 2023 – sont très différents les uns des autres. Es-tu encore à la recherche de cette voix personnelle ?
Lafayette est un assemblage assez hétéroclite de chansons que j’avais accumulées au fil des ans, quand j’avais un peu plus de vingt ans. A un moment, l’occasion s’est présentée de les enregistrer en studio avec un groupe de copains et j’ai ressorti des cartons ce que j’avais de mieux en stock à ce moment-là. Musicalement, je le considère comme un prototype ou un premier brouillon, encore très marqué par le style garage-rock qui était généralement celui des groupes dans lesquels je jouais de la batterie auparavant. J’avoue que j’ai du mal à m’y reconnaître aujourd’hui et je n’interprète plus aucune de ces chansons sur scène. Hope Is For The Hopeless est déjà un peu plus personnel et un peu plus cohérent : j’y joue de presque tous les instruments et les textes sont plus aboutis.
L’évolution est tout aussi impressionnante entre le deuxième et le troisième album. Les guitares étaient très présentes sur Hope Is For The Hopeless alors que les claviers dominent sur On Grace & Dignity.
Oui, parce que la plupart des nouvelles chansons ont été composées à partir de boucles de claviers ou de piano que j’avais enregistrées sur mon téléphone. J’ai élaboré tous les arrangements ou presque à partir de ces boucles. Hope Is For The Hopeless est un album que j’avais composé, au départ, pour moi-même et en très peu de temps, dans un contexte de rupture sentimentale sans intention de le publier. Je venais de vivre la fin difficile d’une relation amoureuse qui avait duré sept ans. Je n’étais même pas sûr d’avoir envie que d’autres gens écoutent ces chansons. Et puis, les circonstances ont fini par décider à ma place. On Grace & Dignity est l’aboutissement d’un projet plus réfléchi. L’écriture est davantage tournée vers la narration et moins sur mes émotions personnelles.
Tu y décris l’évolution de la ville de ton enfance, Truro en Cornouailles. Cette importance des lieux et les références géographiques très précises constituent, il me semble, un des rares points communs entre ces trois albums très différents d’un point de vue musical.
C’est vrai. J’écris souvent les textes en m’inspirant des lieux dans lesquels je me trouve. Plusieurs des chansons de Lafayette étaient maladroitement rattachées aux jalons de mon voyage à la Nouvelle-Orléans avec ma compagne de l’époque. J’ai commencé à imaginer ce que pourrait être On Grace & Dignity peu de temps après le début du premier confinement, quand j’ai perdu mon job alimentaire dans une cafétéria à Londres et que j’ai été obligé de retourner m’installer chez mes parents, en Cornouailles. J’ai accepté pas mal de petits boulots, notamment sur des chantiers ou comme serveur, et j’ai commencé à observer cette ville que j’avais bien connue dans mon enfance mais avec mon regard d’adulte. C’est ce qui a fini par constituer le point de départ de l’album. Donc, oui, chaque album correspond à un environnement géographique bien particulier. Maintenant, je suis retourné vivre à Londres et je ne vais pas pouvoir renouveler l’expérience à chaque fois : j’ai trente ans et je ne vais quand même pas retourner vivre chez mes parents à chaque fois. Le charme s’est épuisé !
Quand as-tu pris conscience de la récurrence d’un thème ou d’un concept dans les différentes chansons ?
Ce n’est pas la conséquence d’une décision consciente. C’est apparu petit à petit. En fait, j’avais commencé à rédiger certains textes avant de déménager, sans trop savoir à quoi cela pourrait aboutir, simplement pour conserver une certaine forme de discipline. Et puis, peu à peu, quand j’ai commencé à travailler à Truro, dans différents endroits de la ville, toutes ces bribes et ces brouillons ont commencé à prendre un sens différent et plus cohérent. Et cela a fini par imprégner les chansons que je n’avais pas encore écrites avant. Petit à petit, le fil conducteur a fini par se préciser à l’hiver 2021, pendant cette période très sombre et très morose. Selon moi, c’est vraiment à ces quelques mois que l’album correspond.
Les arrangements musicaux – les touches de saxophone, notamment – tendent à conférer une certaine forme de glamour à cet environnement urbain et provincial que tu dépeins. Pourtant, il ne me semble pas que ton regard sur ces lieux soit nostalgique. Ce n’est pas vraiment un album à la Village Green.
Non, la nostalgie n’était vraiment pas le sentiment dominant. Mon intention était davantage de proposer une série de vignettes ou de photographies de l’évolution contemporaine de cette ville qui a évidemment beaucoup changé depuis mon enfance. Il y a quelques chansons qui portent un regard un peu plus nostalgique sur le passé, Sundown Lake notamment. Mais, pour l’essentiel, j’ai essayé de dépeindre le plus fidèlement possible la situation présente, telle que je pouvais l’observer aujourd’hui.
La plupart du temps, tu évoques effectivement la quête d’une certaine forme de sérénité, de présence à l’instant présent sans projection vers le passé ou l’avenir. Est-ce que c’était ton état d’esprit pendant ces quelques mois ?
Parfois, oui. (Sourire.) J’essayais en tous cas. Même si ça n’est pas toujours facile, évidemment. J’aimerais bien être serein plus souvent. J’ai retrouvé une certaine forme d’apaisement depuis quelques mois mais, franchement, quand j’étais en train de composer ces chansons, je ne savais plus très bien où j’en étais ni ce que j’allais devenir. Le calme qui se dégage de l’album n’est donc pas tout à fait le reflet de mon état d’esprit de l’instant. Mais je suis content que le résultat évoque la sérénité. J’ai détesté la plupart des moments que j’ai consacré à écrire cet album. C’est vraiment dommage parce que, en général, j’éprouve beaucoup de plaisir à écrire des chansons. Mais pas cette fois-ci. J’ai accouché dans l’inconfort et même, souvent, dans la souffrance. La plupart des morceaux ont été écrits et réécrits et réécrits encore plusieurs fois. Je n’arrivais pas à être satisfait de ce que je produisais. Je me posais beaucoup de questions, y compris sur ma capacité à composer de manière général. Il y a eu quelques brefs instants de bonheur immédiat mais, dans l’ensemble, j’ai détesté toute cette période.
D’où venaient ces rares moments de satisfaction ?
Essentiellement quand j’avais l’impression de parvenir à exprimer dans une chanson des sentiments que j’ignorais éprouver jusque-là. C’est une forme d’introspection intéressante et particulièrement gratifiante. Quand ça se produit, j’ai l’impression d’être incroyablement chanceux.
Concrètement, comment es-tu parvenu à gérer les contraintes de temps liées au fait que tu devais travailler pendant toute cette période ? Est-ce que tu préservais un peu de temps quotidien pour la musique ?
C’est un point intéressant. Pendant ces neuf ou dix dernières années, j’ai conservé des activités alimentaires à temps plein. J’étais obligé de caser mes rares instants consacrés à la musique dans des emplois du temps saturés. Ça introduit une énorme pression dans le peu de temps disponible pour la musique : quand je prenais un jour de congé, il fallait absolument que je parvienne à composer deux ou trois morceaux en temps limité. Souvent, je n’arrivais à rien et j’avais l’impression de gaspiller quelque chose de précieux. Ce n’est que très récemment, depuis quelques mois environ, que j’ai enfin les moyens de me consacrer à la musique à plein temps. Et c’est encore plus récemment que j’ai réussi à m’imposer une certaine forme de discipline. Jusqu’à l’an dernier, j’avais tendance à attendre que l’inspiration tombe du ciel. Depuis, j’ai essayé de m’imposer une organisation un peu plus rigoureuse et je crois que c’est préférable. Je me force à écrire et à composer tous les matins, pendant deux heures environ. Quelques fois le résultat est bon, quelques fois il est mauvais. Mais, avec ce système, j’ai moins tendance à me désespérer ou à me punir quand je suis déçu. C’est moins grave puisque je sais que je recommencerai le lendemain. Depuis que j’ai mis en place cette routine quotidienne, je suis beaucoup plus productif en tous cas. J’ai écrit beaucoup de chansons cette année. Mais quand j’ai composé On Grace & Dignity, je n’avais aucune discipline. C’était une période compliquée et chaotique.
Les arrangements du dernier album contiennent des éléments nouveaux et assez inhabituels : du saxophone, des chœurs féminins qui font parfois contrepoint à la ligne de chant principale. Comment les as-tu introduits ?
C’est ma sœur qui joue du saxophone. J’ai l’habitude de travailler avec elle, sur scène et en studio, et c’est un instrument qui m’est devenu familier et que je trouve à la fois très expressif et émouvant. Et puis, il se combine assez bien à ma voix. Pour les chœurs, c’est un peu différent. J’avais envie que les musiciens qui m’accompagnent sur scène soient présents aussi sur l’album et, notamment, dans ces parties chantées.
La manière dont tu as travaillé sur ta voix est également très différente des précédents albums : il y a quelque chose de très intime, presque semblable à un murmure par moment.
Oui, un journaliste a même écrit que le micro devait être tellement proche de ma bouche qu’on pouvait presque deviner ce que j’avais mangé au déjeuner en écoutant l’album. (Sourire.) C’est pas très gentil et sans doute un peu excessif. Moi, j’aime bien écouter des voix qui me semblent proches mais je comprends qu’on puisse avoir des goûts différents. Je trouve que cela donne une impression d’intimité et une certaine forme de crédibilité ou de réalisme aux histoires que je raconte. Et puis j’ai l’impression que les gens préfèrent écouter les chansons que j’interprète de cette manière. Il faut savoir tenir compte de ses forces et de ses faiblesses !
Tes influences musicales ne sont pas toujours faciles à identifier. Sur Hope Is For The Hopeless, il y a bien cette chanson qui s’intitule Nancy & Lee…
Oui, là c’est assez évident. (Sourire). Comme je te le disais, je n’avais pas forcément l’intention de publier ce deuxième album quand je l’ai composé. J’avais besoin d’exorciser les souvenirs douloureux après une rupture et j’avais très consciemment en tête l’envie de me servir de Blood On The Tracks , 1975 comme modèle. Je ne dis pas que j’ai réussi, évidemment, mais c’est souvent comme cela que je travaillais. Quand j’ai commencé à écrire, j’avais souvent une référence en tête au départ, souvent très précise. Je me disais que j’avais envie d’écrire une chanson qui ressemble à du Radiohead ou un passage instrumental qui ressemble à du Talk Talk. Et puis je finissais à peu près toujours par m’en éloigner parce que j’étais bien incapable d’atteindre mon but. Pour le dernier album, je n’avais pas défini d’objectifs aussi explicites. Je comprends la plupart des comparaisons qui sont faites avec des artistes que j’apprécie pour la plupart ou que j’ai écoutés au cours des trente dernières années – Lambchop ou Nick Cave ou Tindersticks – mais je n’ai pas été consciemment influencé au moment de composer les chansons en tous cas.
Et les tonalités presque soul de certains morceaux ? Est-ce que cela fait aussi partie de cet environnement musical ?
C’est gentil de le penser en tous cas. Je n’avais pas forcément fait le lien mais, quand je suis rentré chez mes parents en 2020, je me suis mis à réécouter pas mal de vieilles cassettes qui trainaient chez eux et, notamment, des albums d’Al Green ou d’Etta James. Cela fait donc partie des styles qui m’ont imprégné pendant que j’enregistrais l’album.
Les tonalités de l’album sont assez sombres et les deux titres les plus légers arrivent à la fin – Vista et Sundown Lake. J’imagine que ce n’est pas un hasard.
Non, en effet. Je me suis dit que si les gens avaient survécu jusque-là, ils avaient au moins droit à une petite récompense. De manière générale, je crois qu’un album ne doit pas être intégralement épuisant pour celui qui l’écoute. J’adore les albums – c’est le format avec lequel j’ai grandi – et je suis souvent à la recherche de l’ordre idéal pour les chansons. Il y a tellement de groupes que j’adore et qui ont écrit des chansons géniales mais qui m’ont toujours donné l’impression d’échouer au moment de les mettre dans le bon ordre. Je ne sais pas si j’ai réussi mais j’essaie vraiment de trouver le tracklisting qui serait susceptible de convaincre l’auditeur que chaque élément est essentiel et qui, en même temps, l’invite à demeurer attentif jusqu’au bout, un peu comme un bon film.
La plupart du temps, tu chantes à la première personne mais sans pour autant que tes paroles apparaissent comme des confessions personnelles.
La plupart du temps, j’écris en essayant de me projeter dans la peau d’un personnage plutôt que de chercher à exprimer mes propres états d’âme. Souvent ces personnages ont des points de vue qui sont assez différents du mien mais c’est justement ce qui m’intéresse. Je crois que cela rend aussi ces histoires plus crédibles que de les raconter à la première personne. Même si ce sont des fictions, elles sont bien réelles dans la mesure où je m’inspire très largement de situations que j’observe autour de moi. En particulier celles qui évoquent les sentiments de perte ou d’abandon. Il y a un équilibre délicat à trouver entre l’incarnation et le respect de l’autre : j’essaie de ne pas m’approprier indûment le chagrin ou le désespoir quand ils ne m’appartiennent pas. Au bout d’un moment quand tu chantes « je » sur scène tous les soirs, tu deviens ce « je », même s’il s’agit au départ de quelqu’un d’autre. C’est pour cela que j’essaie de ne jamais dévoiler de façon trop explicite mes sources d’inspiration.