26. Le décompte était inexorable et nombre s’est soudain fait chair. Il fallait lui donner une forme, vite, bonne, belle. L’atmosphère était frondeuse et ça aurait pu être « Fact–ion » mais ce fut « Section ». Section-vingt-six, comme Section-Twenty-Five-Le-Groupe. En effet, quoi de plus naturel que d’aller puiser pour étendard une référence évidente dans l’entre-soi d’un catalogue pop moderne par excellence : Factory Records.
Le logo section25+1, ça commence donc à peu près comme ça, avec un pastiche de pastiche, avec le jaune et le noir, et surtout avec des mots fleuris de poète, comme un manifeste donc : « Nous, c’est Factory, et eux, c’est de la merde ».
À vrai dire, le logo section26, ça ne commence pas tout à fait comme ça pour moi.
Les véritables prémisses de l’histoire commencent lors d’une soirée d’entre-nous l’été dernier, où passablement avinée, j’osai écorcher le travail d’un Dieu au panthéon mancunien s’il en est : celui de Peter Saville. La pique était provocante puisqu’elle me fit dire dans un anglais mâtiné de vin français : « Look, Peter Saville’s cover for Always Now is just a f*cking copy-paste of a type specimen. Honestly, it’s nothing extraordinary… ».
Parmi les cercles de l’enfer, il en est un qui consiste à être un véritable nerd de quelque chose. J’avais face à moi de beaux spécimens du genre ce soir-là, et plutôt dans le genre Factory-philes chevronnés, si vous voyez ce que je veux dire. Et en conséquence, la joute qui suivit fut sanglante. Peu d’entre-eux savaient que ma damnation à moi est un certain goût extrême pour l’art des lettres que l’on nomme : typographie. Et que ma pique, bien que provocante, était malgré tout fondée. Cependant, je dois l’avouer, aussi de très mauvaise foi. Car pour le coup vraiment aucun d’entre-eux ne pouvait savoir qu’un soir de juin 2007 — alors toute fraîchement diplômée de l’École Estienne — je me dirigeais vers le Palais de Tokyo, fébrile et excitée comme une groupie trop jeune (generation gap oblige) à son premier mais tardif concert de New Order, pour assister à une conférence-événement1 donnée par le Dieu sus-nommé : Peter Saville himself. Et l’excitation était grande, car à l’époque, Peter Saville c’était tout à fait mon entre-moi à moi, un point de rencontre parfait entre deux passions puissantes : la musique et le graphisme, le plaisir ravi des yeux et des oreilles à la fois.
Vous le savez bien, avec le temps on adore détester ses idoles, on veut les descendre pour les aimer mieux. Parce qu’elles, avec le temps aussi, deviennent un peu usées, et qu’aussi avec le temps, on trouve que décidément tout le monde les a trop aimées. Je n’en suis pas à mon premier coup d’essai en matière de Saville-bashing (qui se situe pour ma part entre la fanfaronnade et le snobisme) et l’ironie est merveilleuse à me retrouver à devoir pasticher moi-même la pochette-pastiche-objet-de-ma-pique signée de la main du maître anglais. Merveilleuse, car elle m’oblige à me demander ce qu’il reste à dire et à aimer d’un sujet aussi épuisé que Peter Saville et Factory. Merveilleuse, car le temps d’un logotype, elle m’a fait rouvrir des livres que je n’avais pas ouvert depuis de nombreuses années. Voici par le détail ce que l’on peut raconter à propos d’Always Now.
Pioneers of modern typography
Je passerai vite sur l’historique, car on le sait tous : la rencontre de Saville à l’âge de 23 ans avec Tony Wilson fin 77 ou début 78 « à un très très mauvais concert de Patti Smith », puis son premier poster arrivé trop tard, et la suite, et le reste. Pour ceux qui n’auraient rien suivi de l’histoire et qui n’auraient pas vu le film, Peter Saville et Factory Records à Manchester dans les années quatre-vingt, c’est un peu comme Michel-Ange et Laurent le Magnifique à Florence au Quattrocento. Saville dit que les premières pochettes qu’il créa pour Factory constituèrent un espace de perfectionnement de son apprentissage du graphisme. Et c’est peut-être cela qui me fait grincer des dents aujourd’hui. Y voir trop ce que j’ai déjà trop vu car pour ma part déjà appris et assimilé. Mais ce sentiment n’est pas tout à fait juste, car il méprise la jolie leçon d’histoire de la typographie qu’offrit Saville à un cercle plus large que celui de l’entre-soi de l’amicale des amateurs de spécimens typographiques dont je fais partie.
La légende raconte que c’est Malcolm Garrett (pas encore connu pour être l’auteur de la pochette de l’Orgasm Addict des Buzzcocks [avec Linder Sterling]) qui à la fin des années soixante-dix, de retour à Manchester après avoir abandonné le cursus de communication visuelle de l’Université de Reading, mit entre les mains de Peter Saville le livre de 1969 d’Herbert Spencer, Pioneers of Modern Typography. La légende raconte également que Garrett aurait volé ce volume sur les étagères de la bibliothèque de Reading avant d’en quitter les bancs. Si certaines pointures de l’Ars Graphica britannique considéraient le livre de Spencer comme « The Bible », c’était loin d’être le cas au Manchester Polytechnic que fréquentaient Saville et Garrett (et un certain Keith Breeden, un peu oublié — pas encore connu pour être un collaborateur de Barney Bubbles et l’auteur, entre autres, de la pochette du Cupid & Psyche 85 de Scritti Politti), alors encore étudiants. Quelle magnifique trouvaille sous la forme d’un grimoire pour initiés avaient-ils là entre leurs mains, soudain uniques détenteurs de références modernistes solides et inédites à leurs yeux, prêtes à être transformées en de nouvelles références, post-modernistes, en devenir. S’il devait y avoir un biopic sur ces trois-là, il devrait s’intituler très justement Thieves Like Us.
Et si le pillage, le recyclage, la parodie, la citation et le collage sont les gestes artistiques consacrés du post-modernisme naissant (qui, parallèlement à notre histoire mancunienne, afflue à cette époque dans le monde artistique occidental), Saville copie-colle — et il l’avoue, en dilettante — au fur et à mesure de sa découverte de l’histoire du graphisme et de la typographie. Entre autres, on peut citer : une couverture-manifeste du « nouvel ordre » typographique de Jan Tschichold pour le poster The Factory, des couvertures de revues futuristes de l’italien Fortunato Depero pour le single Procession et l’album Movement de New Order, une page du spécimen de l’Albertus de Berthold Wolpe2, pour le single Ceremony de toujours New Order décidément. La liste est longue.
Ce qui est fascinant avec le post-modernisme, c’est que c’est un style avec lequel on peut jouer dans le même temps à l’enfant et au démiurge. Et à Peter, notre voleur juvénile à peu près pile entre le facétieux Arsène Lupin et le génial Picasso, de transformer la donne en s’auto-proclamant érudit sur les cendres du Punk presque tout à fait mort et par le truchement d’une sorte d’« ironie du double exact3 », devenir une incarnation traditionaliste d’une construction de lui-même. Cependant l’enjeu de ce déplacement post-moderne graphiquement référencé possède une signification particulière dans le contexte du Manchester des années quatre-vingt. Car toute déterritorialisation s’accompagne d’une reterritorialisation4, et cet acte de vol de références constitue peut-être une tentative inconsciente, pour Saville et les autres, de réenchanter leur ville grise et vidée de tout. Après tout, ce geste ne venait pas de nulle part car Manchester est aussi connue pour son architecture victorienne, grand fourre-tout architectural bordélique, notons alors que nos bâtisseurs post-industriels reprenaient en quelque sorte le geste artistique de leurs ancêtres de la révolution industrielle, la mélancolie et la rage en plus peut-être.
Le masque vrai de Saville
Si tout le monde a débusqué depuis longtemps le plan « graphiste d’avant-garde du XXe siècle » dans le montage complexe du jeu des différents masques de Saville, il y en a un plus subtil qui me semble particulièrement apparent dans la pochette d’Always Now justement. Celui de ce que je qualifierais d’« artiste du livre classiciste » qui convoque tout particulièrement la figure tutélaire du typographe allemand Jan Tschichold. Ce dernier, auteur du manifeste Die Neue Typographie en 1928 — sorte de précis tabula rasa de l’ancien monde typographique — et épris de la dynamique avant-gardiste du Bauhaus au début des années vingt, devient très vite le porte-étendard du modernisme typographique — préconisant les caractères bâton et les formats standardisés — surtout à son poste d’enseignant à l’École supérieure de typographie de Munich, où il reste en place jusqu’en 1933. Mais voilà le problème : la querelle des anciens contre les modernes ne sera pas théorisée. Elle est bien trop dépendante du contexte historique, et rapidement, la radicalité et la pureté des formes nouvelles apparaissent comme un écho trop fort, aux yeux de Tschichold, à l’extrémisme des fascismes et des nationalismes infectant toute l’Europe de l’époque. Arrêté pour possession d’affiches soviétiques, il parvient à s’enfuir en Suisse avant l’éclatement du conflit mondial, puis commence à nouer des liens avec la Grande-Bretagne ce qui le mènera, après-guerre, à créer la « grille horizontale » d’un objet pop incontournable de la culture britannique qui marqua sans nul doute les yeux de Saville : les couvertures des livres de l’éditeur Penguin Books. Tschichold s’affirmant désormais comme héritier et disciple des maîtres anciens de l’imprimé, en contradiction avec ses premières positions théoriques. On retrouvera d’ailleurs de nombreuses fois dans les travaux de Saville le caractère Gill Sans (dessiné par Eric Gill5 en 1928), tout en capitales et avec un interlettrage généreux, type de compositions qui fit la célébrité de ces couvertures.
Elle est donc peut-être dans ce masque là, la saveur typographique singulière d’Always Now. Car la « pochette jaune somptueuse et fort coûteuse de Peter Saville, associant graphisme brut, pliures sournoises et luxueux effet marbré et coloré » me semble être une citation de ce revirement traditionaliste de Tschichold. Dans un mouvement parallèle, Saville s’affranchit lui aussi des avant-gardes pour accompagner un fil de l’histoire bien plus long que le moment de la rupture moderniste, qui, si on le remonte par rebonds, reprend les couvertures célèbres et délicates de l’éditeur allemand du début du XXe siècle Insel-Bücherei et ses étiquettes élégantes sur papiers dominotés —inspiration de Tschichold pour les collections de poésie et de musique chez Penguin —, et par la même, un coup plus loin encore, la tradition du livre à reliure en papier imprimé de l’ère des Lumières au XVIIIe siècle. Saville la rendant simplement plus pop et vibrante grâce à l’adjonction du jaune d’or vif en cartouche sur un papier marbré aux couleurs complémentaires numéroté 928, une reproduction (« autorisée », nous est-il précisé sur un coin de la pochette) du catalogue de la société française Keller-Dorian.
Mais le plan « artiste du livre » de Saville ne s’arrête pas ici, notre homme pousse encore plus loin le bouchon en convoquant un modèle encore plus ancien, celui de la tradition des livres des débuts de l’histoire de la typographie en occident. Ce cran antérieur se situe dans le choix du Bembo pour composer notre pochette jaune à texte, cette dernière reprenant telle quelle la disposition d’un texte d’exemple issu d’un spécimen typographique. Ce qui explique la présence mystérieuse de mots coupés sans césure, et de l’échelle non moins étrange sous le texte, qui dans un catalogue de caractères indique au typographe la taille du « corps » des lettres présentées et leur encombrement sur une longueur de ligne fixe. Le Bembo est inspiré par les formes typographiques humanistes de la fin du XVe siècle en Italie, et fut — comme par hasard — le caractère choisi par Tschichold pour recomposer les couvertures des ouvrages de Shakespeare chez Penguin en 1951. J’affirme donc que Saville se prend ici pour Alde Manuce (imprimeur-libraire vénitien et compositeur d’incunables fameux) ! Un plan « typographe humaniste italien » s’ajoute donc aux nombreux masques de Saville, qui se confirme à la lecture du poétique Jabberwock bilingue en couverture, où s’accumulent sans respiration : nom du groupe, titre et track-list de l’album, puis — dans la plus pure tradition du colophon des livres classiques — le lieu et les acteurs de la production de l’objet musical, puis encore, en gibberish italo-anglais, Saville en disegnatori (dessinateur) sous le nom de son studio de conception graphique Grafica industria (dont le logo a été « emprunté » à un catalogue d’imprimeur italien des années cinquante), pour enfin finir sur la mention traditionnelle du caractère utilisé pour composer le livre-disque : e typografica berthold. (Et l’éditeur, et le numéro de l’objet — tout comme le fait Insel-Bücherei pour ses livres, par exemple.)
Typografica Berthold ? C’est là que les choses se compliquent encore plus pour l’amicale des amateurs de spécimens typographiques dont je fais partie. Le Bembo est un caractère commandité à la fin des années vingt par Stanley Morison (une sorte de Tony Wilson de l’imprimerie, en beaucoup plus sobre) pour Monotype corporation, puis distribué plus tard par la société allemande Berthold, d’où vient le spécimen référence de Saville. Sauf que ce Bembo-là de Saville n’est pas le Bembo de Berthold du tout, preuve en est : un ‘g’ de Baskerville s’est glissé dedans. Et là les hypothèses les plus folles expliquant cet intrus sont permises : Saville souhaite-t-il « britanniser » le Bembo italiannisant en lui ajoutant le ‘g’-signature (double-storey disent les Anglais) du caractère de l’imprimeur et typographe du Birmingham du XVIIIe siècle, John Baskerville6 ? Saville se sert-il d’une version du Bembo pour la photo-composition (procédé de composition typographique antérieure à l’ordinateur) sans ce soucier de la justesse de celui-ci ? La deuxième hypothèse est sans doute la bonne, mais c’est l’aura de mystère autour de ce Bembo un peu flingué (on compte parmi les étrangetés : un espacement entre les lettres incroyable serré, l’absence des ligatures fi considérée comme un no-no par les typographes orthodoxes) qui fait sans doute entrer cet objet graphique dans la légende et nous mène indéfiniment à en rechercher dans les moindre détails la véritable histoire. C’est le charme discret de la typographie, c’est la perle parfaite avec un petit défaut et, comme Saville lui-même, c’est fascinant et délicieusement rococo.
1. Organisée par l’association F7 dont les « Rendez-vous » consacrés au graphisme et à la typographie étaient à l’initiative d’Alexandre Dimos et de Gaël Étienne, dont les plus attentifs d’entre-vous savent qu’ils ne sont pas étrangers à la mise en page d’une certaine revue dont-on-ne-prononcera-pas-le-nom. 2. Le plus britannique des dessinateurs de caractères allemands. Tellement british que son Albertus est le caractère typographique dans les années cinquante des produits de consommation courante des supermarchés Sainbury’s, mais aussi par ricochet celui du Village de la série culte des années soixante The Prisoner. 3. Concept new wave cher à Hector Obalk, et on l’oublie un peu trop souvent à Alain Soral — qui d’ailleurs finit par s’y perdre complètement. Cf. H. Obalk, A. Soral et A. Pasche, Les Mouvements de mode expliqués aux parents, Robert Laffont, 1984. 4. Si Saville cite Debord avec sa pochette en papier de verre pour The Return Of The Durutti Column en 1980, on peut imaginer que Deleuze n’est pas tout à fait loin de la démarche non plus. 5. Artiste britannique multiple actif au début du XXe siècle : sculpteur, dessinateur, créateur typographique et graveur sur pierre… on peut admirer d’ailleurs ses lettres taillées sur la tombe d’Oscar Wilde au cimetière du Père Lachaise à Paris. 6. Comme le Chien des Baskerville, Conan Doyle est justement de Birmingham, tout comme Black Sabbath et Lawrence-de-Felt. [Même s'il est de Water Orton, NDLR]