Alpha, À L’Ombre de Nous

Alpha / Photo : Ramón Escobosa, Paris, 1997.

Voilà l’été. Le temps de l’insouciance pour les plus jeunes ; celui de la mélancolie pour leurs ainés – c’est à peu près ainsi, même si hâtivement résumé. Ça tombe bien. Parce qu’il y a un tout petit peu plus d’un quart de siècle, Massive Attack imaginait un label que l’on promettait à un très bel avenir et dont le nom et le mot d’ordre n’avaient pas laissé insensible la rédaction de la RPM canal historique – derrière de faux airs d’érudits qui la ramènent, il y avait beaucoup trop d’âmes sensibles : Melankolic se proclamait “glad to be sad”. Le programme était parfait, il ne restait plus qu’à la bande son d’être à la hauteur… Et entre nous, on n’en espérait pas tant. Parmi les première références, a paru l’album inaugural d’Alpha, un projet né à Bristol – au moment même où tous les projets semblaient naitre à Bristol – des cerveaux d’Andy Jenks et Corin Dingley, mélomanes taille XXL qui avaient décidé d’écrire les chansons parfaites pour tenir compagnie à notre spleen idéal. Comme quelques autres premiers albums – en particulier à ce moment qu’on pourrait presque considérer comme l’âge d’or de la RPM, la charnière des années 1990 et 2000, pile poil donc entre la fin du XXe siècle et les balbutiements du XXIe –, Come From Heaven a tourné en boucle dans les bureaux alors enfumés sis boulevard de Ménilmontant, entre autres parce qu’au-delà des voix enivrantes des interprètes Helen White, Wendy Stubbs et Martin Barnard, ces chansons – avec mention très spéciale à l’une des plus belles déclarations d’amour mises en musique, Somewhere Not Here – étaient un trait d’union d’une perfection absolue entre les années 1960 que l’on chérissait (pour faire bref une nouvelle fois, celles de Dusty, de Bobbie, de Scott, de Lee, de Burt) et les années 1990 qui nous tenaient sur le qui-vive (celles de Massive Attack bien sûr, celles des Beasties Boys, de Mo’Wax, de Stereolab, de Moose, de Tindersticks…). Dans les locaux blancs de leur label français, nous avions passé Andy Jenks et Corin Dingley sur le grill d’un blind-test taillé presque sur mesure. Des années plus tard, ils sont allés jusqu’à raconter que c’est resté leur meilleur souvenir d’interview… Une interview où il s’était dit à peu près tout ça.

Entre classicisme des années 1960 et sensualité moderne, Come From Heaven s’est glissé discrètement parmis les beaux albums de la décennie en cours. Réalisé sur Melankolic, il est l’œuvre de deux quasi-inconnus, Corin Dingley et Andy Jenks, pour qui la musique, plus qu’une passion, est synonyme de vie. Tout en témoignant de leur incroyable érudition, ils racontent ici le parcours qui les a conduits à enregistrer ce chef d’œuvre.

01. Statik Sound System, Free To Chose, Hard To Beat


Andy Jenks : (Après une mesure.) Mais, c’est moi qui ai écrit ça ! C’est Helen White qui chante ce morceau d’ailleurs… Statik Sound System était mon premier projet musical sérieux mais j’ai commencé à composer pour accompagner les courts-métrages que j’avais réalisés en fac, à Newport… Mon examinateur était… Brian Eno ! Ça n’avait pas grand chose à voir avec ce que j’ai pu faire par la suite, c’étaient des trucs plutôt décousus à base de bruitages, de samples et de boucles…
Corin Dingley : On s’est rencontré il y a trois ans, Andy et moi. Je travaillais dans un studio, destiné surtout à enregistrer des maquettes. J’ai d’ailleurs enregistré les premiers trucs d’Andy avec Statik Sound System. On s’est revu ensuite, je suis allé plusieurs fois chez lui : il m’a d’abord fait écouter plein de disques et puis quelques-unes de ses compositions. On s’est alors mis à travailler ensemble…
Andy Jenks : On bossait dans notre coin alors que je continuais avec Statik Sound System. Nous avons sorti un single sous le nom d’Ariel, sur Smallfinger, un minuscule label mis en place par le studio où travaillait Corin, une structure qui sortait tous les trucs dont personne ne voulait ! On y trouve une première version de Back, avec Martin Barnard au chant déjà.
Corin Dingley : C’était l’un des rares morceaux que nous avions pu finaliser. C’était juste un essai comme ça…

02. Bobbie Gentry & Glen Campbell, Morning Glory


Andy Jenks : (Immédiatement.) Morning Glory de Bobbie Gentry, la version duo avec Glen Campbell ! (Il chantonne.) J’ai toujours aimé ce genre de choses, au même titre que le hip-hop ou le dub. Au départ, on ne savait pas trop quelle direction prendre avec Alpha. Et puis, on a essayé de retrouver ces ambiances si particulières aux disques des années 1960, mais avec une approche plus moderne, du moins dans la production, dans la méthode de travail.
Corin Dingley : En fait, on a fait un disque comme ComeFromHeaven parce que… nous avions nous-mêmes envie d’écouter ce genre d’album… On voulait en quelque sorte concrétiser une sorte de juste milieu entre la scène directement issue du hip-hop, du groove et la scène pop plus traditionnelle…

03. Massive Attack, Karmacoma


Andy Jenks : Massive Attack, le remix d’UNKLE, peut-être ? Ah non, c’est celui de Portishead. Nous aussi, on a déjà réalisé quelques remixes, dont l’un signé sous le nom d’Ariel pour Sufi, le nouveau groupe de Rudi d’AR Kane, pour son deuxième maxi Ca Va Ce Soir.
Corin Dingley : Nos remixes sont assez différents de nos compositions. On en profite pour mettre des éléments que nous n’utilisons dans nos chansons, on explore une autre facette de la personnalité d’Alpha, des trucs plus hip-hop ou dub. Un peu comme sur scène, en fait. On a donné trois concerts jusqu’à présent : Glastonbury, le festival avec Massive Attack et dans… un club de strip tease dans Oxford Street, un endroit très sombre, qui correspondait parfaitement à notre musique. C’était un pari pour nous de jouer cette musique de “studio” sur scène mais je crois que l’on ne s’en sort pas mal, on joue plus sur la dynamique. Andy Jenks : Nous nous sommes retrouvés sur Melankolic grâce à un ami  surnommé The Insect, qui a passé aux gens de Massive Attack le single sur Smallfinger. Ils ont beaucoup aimé, nous ont contactés et nous ont envoyés en studio…
Corin Dingley : Au départ, on y croyait à peine. Nous avons signé avec Melankolic parce que c’est un label dirigé par un groupe, qui sait exactement ce qu’il ne faut faire pour laisser un groupe s’exprimer, pour lui donner confiance en ses moyens. 3D, Mushroom ou Daddy G n’ont pas envie de faire subir les mêmes pressions à leurs artistes que celles qu’ils ont pu connaître en tant que Massive Attack. Ils se se souviennent aussi des problèmes que Smith & Mighty ont pu avoir quand ils sont arrivés sur une major qui ne comprenait struictement rien à ce que le duo voulait faire…
Andy Jenks : On voulait éviter les majors… L’important n’était pas l’argent. Nous n’avions pas besoin d’un énorme budget pour enregistrer ComeFromHeaven, il nous fallait juste la liberté… Je n’ai rien gagné en quatre ans avec Statik Sound System, ce n’est pas ça qui me motivait…

04. Strangelove, Time For The Rest Of Your Life


Andy Jenks : (Première hésitation.) Mince… Ah oui, Strangelove : ils nous auraient massacrés si on ne les avait pas reconnus ! On connaît Alex Lee (ndlr. guitariste) depuis longtemps, c’est un très bon copain. On a même enrengistré quelques trucs avec lui, je ne sais pas ce que l’on en fera. On nous a refusés trois samples, alors on a demandé à Alex, Donald Skinner et Angelo (ndlr. guitariste de Massive Attack) de venir jouer en studio afin de retrouver une atmosphère particulière…
Corin Dingley : Ce n’était pas évident de recréer ces ambiances. Et puis, pour nous qui ne sommes pas d’extraordinaires musiciens, il n’était pas évident de nous placer dans la perspective d’un enregistrement plus “classique”…
Andy Jenks : Je suis content pour Strangelove que ce soit leur jour. L’album peut bien marcher, Patrick a fait un défilé de mode il n’y a pas longtemps. On les a vus live juste après le festival de Glastonbury : c’était la première fois que les voyais depuis un an et je les ai vraiment trouvés très bons.

05. Camping Gaz & Digi Random, Camping Gaz Theme


Andy Jenks : (Dès le début du sample.) Burt Bacharach bien sûr… (Il écoute.) Qui c’était ? L’intro est vraiment excellente…
Corin Dingley : Nous avons des rapports très différents avec les samples. Ils peuvent être le point départ d’une chanson. On est très tatillon, on peut revenir plusieurs fois sur un même sample pour être persuadés de sa pertinence.
Andy Jenks : Plus la composition avance et plus le rôle du sample est minimisé. Au final, ils sont surtout pour créer une ambiance vraiment particulière. Mais il nous arrive souvent d’écrire sans sample.
Corin Dingley : Mais il est évident pour nous que le sampleur est notre instrument privilégiée : j’en joue beaucoup mieux que de la batterie.

06. Tindersticks, Patchwork


Andy Jenks : Ce n’est pas Tindersticks ? Je les ai vus deux ou trois fois en concerts et ça m’a énervé parce que c’était dans des salles traditionnelles où on devait rester debout… Moi, je préférerais être assis pour jouir pleinement de leur musique. Il est évident que d’une certaine manière, nous sommes assez proches de ça. D’autant plus qu’ils sont également de grands fans de Lee Hazelwood. En fait, je me sens plus d’affinités avec Tindersticks, Stereolab ou The High Llamas que certains des trucs avec lesquels on va nous associer parce que l’on vient de Bristol…

07. Air, Le Soleil Est Près De Moi


Andy Jenks : C’est Air… On vient d’écouter des extraits de leur album. C’est impressionnant. Ici, les gens nous ont dit qu’il existait des similitudes, je comprends… Ils ont une dimension cinématographique très intéressante. Il n’y a rien d’officiel pour le moment mais on a parlé de possibilités de remixes, des choses comme ça. C’est bien de venir à l’étranger, de voyager et de pouvoir découvrir des trucs nouveaux comme ce groupe espagnol ou Air. On est très influencé par les bandes originales nous aussi.
Corin Dingley : Ce que nous on voulait écouter, faire un album auquel les gens peuvent se reconnaître, en comprendre les émotions parce que ce sont des émotions qu’ils ont déjà ressenties… Mais c’était assez prétentieux de notre part d’enregistrer ce disque de plus d’une heure en imaginant que les gens allaient s’asseoir tranquillement pour l’écouter d’un bout à l’autre… Et non pas zapper morceaux après morceau, juste pour avoir une idée globale du disque…

08. Dusty Springfield, Just A Little Lovin’


Andy Jenks : Dusty bien sûr. On adore sa voix… On adore les chanteurs ou chanteuses capables de trancender des émotions… On a eu la chance incroyable de trouver trois personnes douées. Je connaissais Helen depuis lontemps, avant même le Statik Sound System, grâce à Smith & Mighty pour qui elle avait fait quelques chœurs. On a rencontré Martin juste avant de faire le single sous le nom d’Ariel. Il m’a fait écouter quelques trucs qu’il avait enregistré et je n’en suis toujours pas revenu… Quant à Wendy, on avait travaillé en studio avec elle, pour ses projets qui étaient très différents d’Alpha.
Corin Dingley : Certains mettent des années avant de trouver la voix qui leur convient. Nous, nous en avions trois sous la main ! Au début, il n’y avait rien de prémédité, nous ne nous sommes jamais dit : “Tiens, on va faire un disque où il y aura plusieurs chanteurs…”
Andy Jenks : Pour la première version de Back, on avait essayé Martin puis Helen : les deux résultats fantastiques, et on s’est décidé au dernier moment. Comme Portishead venait juste de sortir, on a préféré garder la voix masculine, avec Helen aux chœurs. Ensuite, quand on a eu la possibilité d’enregistrer l’album, on n’a pas hésité une seule seconde : il aurait fallu être givré pour se passer de l’un d’entre eux pour telle ou telle raison.
Corin Dingley : Ils ont tous une façon si particulière de chanter, impressionnant… La combinaison est parfaite. En général, chacun a écrit son texte et ses mélodies, même si certaines sont plutôt l’œuvre d’une collaboration.

09.  The Isley Brothers, Summer Breeze


Andy Jenks : The Isley Brothers… Certaines personnes nous ont fait remarquer qu’il trouvait l’album très soul… Mais, pour tout dire, nous ne sommes pas de très grands fans de soul, si ce n’est d’artistes très connus comme Stevie Wonder ou Marvin Gaye. Pour nous, même si ça peut paraître une hérésie, la dance music correspond au hip hop, au dub ou à des trucs comme ça. Mais c’est intéressant comme remarque. Helen a une texture très soul, je pense que ça vient de là surtout.
Corin Dingley : Pour nous, la soul correspond à notre enfance, quand on allait fouiller dans la collection de disques de nos parents.

10. Lee Hazlewood, My Autumn Don’t Come


Corin Dingley : Oui, bien vu… Ce sont les éditeurs qui ont refusé que l’on utilise le sample originel de My Autumn Don’t Come, ces abrutis d’hommes de loi… C’est ridicule car Lee Hazlewood aurait pu récupérer un peu d’argent grâce à nous;  On a vraiment été démoralisé à ce moment là, on se demandait comment on allait s’en sortir, il a fallu changer de notre façon de travailler. Alors, on a demandé aux giotaristes de rejouer le sample en quelque sorte (ndlr. sur les morceaux Sometime Later et Somewhere Not Here.)

11. Codeine, À L’Ombre De Nous


Andy Jenks : Ce n’est pas la version originale mais c’est A L’Ombre De Nous, de Pierre Barouh, sur la BO de Un Homme Et Une Femme. On est assez impressionné par les artistes français. Il existe un espace, un double-sens dans les compositions que l’on ne trouve pas dans la musique anglo-saxonne. Jacques Brel est impressionnant. Je l’ai découvert par les reprises de Scott Walker. Si on avait les moyens d’enregisterer l’album de nos rêves ? Il y aurait Martin, Wendy et Helen, Bobbie Gentry, Jimmy Webb pour les arrangements. On opterait surtout pour des duos… Et puis, pour la pochette, on utiliserait une photo de Nancy Sinatra.


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