On s’en aperçoit quarante ans plus tard : en l’an 1 post-punk (à savoir 1978), le réseau de la presse pop française a tiré la grande majorité de ses câbles pour traverser la Manche, et connecter nos cerveaux de façon quasi-exclusive à la new wave de nos voisins grands-bretons. Du coup, du haut de la tour Eiffel, l’équivalent outre-Atlantique de la même époque ressemble encore aujourd’hui à une contrée étrangère et vaguement inconnue mais ça, c’est une autre histoire, et on y reviendra un peu plus loin.
Le réseau était plutôt bon, voire excellent, et on peut dire que la majorité des transmissions essentielles nous sont parvenues (via Les Inrockuptibles à partir de 1985 en premier chef). On se doute qu’il y a nécessairement eu des ratés et que des paquets (de disques), sans doute considérés comme non prioritaires, ont dû rester coincés dans des liaisons défectueuses et n’ont jamais été retransmis.
À l’heure où la première vague néo-pop, retirée depuis longtemps, se raconte dans les livres d’histoire, autorisant même les premiers pastiches (cf. le très réjouissant EP1 It’s The Mick Trouble, très proche de Television Personalities et autres The Times, paru en 2017 et initialement présenté comme un original de 1981), on peut se demander si, en creusant un peu, on n’y trouverait pas quelques autres coups d’éclat pop fossilisés sur les tuyaux dont on découvrirait à coup de Carbone 17 une datation circa 1978 ou juste après.
L’album Jingles des Advertising, pourtant souvent cité comme un classique de la power pop promotion `78, est l’un de ces signaux égarés, peut-être parce que jamais distribué en France. Derrière ce combo se dissimulent Simon Boswell et surtout le talentueux Tot Taylor, dont la première tentative pop avait quand même été considérée comme la pire chose jamais entendue par Chris Blackwell, le légendaire fondateur d’Island. Originaires de Cambridge, ils sont dans le même zeitgeist londonien, contemporains des punks de 77, proches (dans l’esprit) des Subway Sect et (futurs) Television Personalities (« A very small world, everyone knew everyone », dixit Joe Foster). Sur la pochette de l’album, qui ose le rose en couleur dominante, le groupe affiche clairement son goût prononcé de la pop aux couleurs primaires, polos rayures et chemises à pois. Musicalement, les quatre young lads, coincés dans l’Angleterre rétro-futuriste de 1975, du revival rock’n’roll de Sha-Na-Na jusqu’aux expérimentations glam de Roxy Music, vont chercher leur inspiration plutôt dans la scène US de la même époque (celle dont on vous parlait au début). Une power pop en ligne directe des Sparks et de leurs enfants illégitimes, dont Mumps de New York et Shoes de Zion, Illinois, enfin bref, le genre de groupes obscurs entre 1975 et 1980 qui constituent aujourd’hui -à mon humble avis- le secret le mieux gardé des USA (Tot Taylor : « Mes influences ne venaient pas du « pre-punk » (The Stooges, MC5, etc) mais plutôt du groupe de Lance Loud (1) à N.Y.C., des Mumps, des Sparks, ce genre d’approches un peu arty. ») . Sur quatre morceaux, on a recruté Kenny Laguna, le mentor des productions Super K de Kasenetz & Katz, celles des Ohio Express et The Lemon Pipers, et futur producteur de Joan Jett. Et ça s’entend. Comme une version spéciale radio AM des Buzzcocks. Les Buzzcocks dont Pete Shelley se pressa d’écrire une critique très élogieuse du LP dans Boulevard, l’un des fanzines les plus cools de l’époque, qualifiant leur pop de « magique » et de « fantastiques » leurs textes bourrés d’humour et de jeux de mots qui font mouche. Dès la face A, à l’écoute de Ich Liebe Dich, Suspender Fun et Shy, on pige instantanément le truc. De suite, le groupe nous la joue bubblegum the punk où les mélodies chewing-gum collent instantanément aux neurones. Avec power chords à angles droits et vocaux catchy au maniérisme vaguement détaché qui nous rappellent qu’on est bien à Londres en 1978. Et surtout avec des REFRAINS dignes de ce nom. Sûr, c’est parfois un poil raide mais toujours suffisamment malin et excentrique pour qu’on comprenne qu’on tient là une trame à partir de laquelle on peut faire de la néo-pop à l’infini, de Creation Records à la compile C86 du NME, (au fait, quand reconnaîtra-t-on que The Shoes, ceux de Zion, Illinois, ont eu une influence gigantesque sur cette pop-là ?). Et on pourrait jurer que Advertising fut un prototype pour les tartan sensations que furent Orange Juice, Aztec Camera, Paul Quinn et leurs amis du label écossais Postcard.
La face B n’est rien d’autres qu’une collection d’autres hits bubblegum filant comme des comètes et qui, on le devine, ont simplement frôlé la terre. Et sont allées percuter je-ne-sais-quoi à la place. Là, il faut que l’on évoque comment aurait dû s’appeler le groupe, à savoir Advert-I-Sing, si leur label, EMI (qui venait quand même d’allonger 150 000 £ en 1977 pour les signer) n’en avait pas décidé autrement et retiré les traits d’union « intelligents » du nom du groupe. Le groupe, et surtout Boswell, avait cette vision que « dans l’avenir, toute la musique pop serait jetable ». Puisque la musique devenait un produit avec codes et clichés, alors « pourquoi ne pas le faire et aller plus loin ? Créer nous-mêmes cette hype. Mais de façon ironique. » La création remise au service du monde moderne (dont on sera des amoureux solitaires en ces eighties à venir), la culture pub percute la culture pop et crée donc comme une onde de choc dans les têtes de Taylor et Boswell : toutes les chansons doivent être des mini-spots fun et punchy enchaînés comme des slogans. C’est ce que raconte la chanson A.R.T. – ART qui clôt l’album.
Art school, pop décalée, tubes et ironie : tout ça deviendra vite insupportable lorsque les bruits des tiroirs‑caisses atteindront un niveau démesuré les années suivantes. Mais, on n’en est pas encore là : nous sommes en 1978 et ça sonne frais. Même 40 ans plus tard.
(1) "Lance" Loud, décédé en 2001, était une (vraie) personnalité de la télévision US et avait débuté comme rock’n’roll performer dans The Mumps, dont le premier single est paru sur Bomp! en 1978
Tot Taylor … jamais je n’aurais pensé lire ce nom ici ! Du même, vous eussiez pu citer Playtime, le disque de 1980 qui explique mieux que tous les autres le monde des années 2010 ; ou bien mentionner les merveilles produites par sa Compact Organisation (Virna Lindt ou Mari Wilson, et la poignée d’albums solo de Taylor). Enfin, écrire que The Story of John Nightly est sans doute un des meilleurs livres sur la pop publiés dans les années récentes.
MAIS : merci pour ce bel article, au demeurant très pertinent et documenté.