3776, 歳時記 [Saijiki] (Natural Make)

Pochette de Saijiki de 3776En japonais, le terme 歳時記 [Saijiki, littéralement chronique d’une année] désigne une liste réunissant un ensemble de kigo, des mots ou phrases associées aux saisons et utilisés dans les haïkus. À chaque période et mois de l’année est associé un corpus de termes correspondants, systématiquement inclus pour préciser la temporalité du poème. Fin avril, on évoquera ainsi les fleurs de cerisiers (sakura), comme dans ce haïku de Bashō datant du 17e siècle :

tant et tant de choses  /  samazama no

me reviennent à l’esprit  /  koto omoidasu

fleurs de cerisiers  /  sakura kana

Les cigales occupent le mois de juillet tandis que les grenouilles sont l’apanage de février et mars. La lune symbolise elle l’automne tout entier. Le saijiki forme ainsi une sorte de dictionnaire du temps qui passe et de ce cycle en perpétuel mouvement. Un calendrier d’idées. Le fourmillement de la nature en quelques lieux communs.

Chiyono Ide, chanteuse de 3776

N’allez pas croire que 3776 (prononcé Mi-na-na-ro en VO) soit un énième collectif J-Pop comme le Japon sait en produire à la chaine. Derrière sa façade d’idol group se cache le plus fascinant ovni pop de notre époque. Son origine est pourtant classique : un premier groupe appelé Team Mii, mené par un producteur/compositeur unique (Ishida Akira) et composé d’une ribambelle de très jeunes filles (une douzaine d’années au compteur) choisies après auditions. Un détail le différenciait pourtant dès le début : toutes leurs chansons parlaient du Mont Fuji. Après quelques singles, Team Mii s’arrête. Ishida, accompagné d’une poignée de ses chanteuses, lance alors 3776, d’après l’altitude en mètres du point culminant de l’archipel. La nouvelle formation débute alors une discographie fidèle à sa ligne directrice : en 2015, leur premier album, 3776を聴かない理由があるとすれば [3776 wo Kikanai Riyuu ga Aru to Sureba] décrivait ainsi une ascension du Mont Fuji en 3776 secondes chrono. Quatre ans plus tard et après plusieurs expérimentations en termes de line-up, la chanteuse Chiyono Ide (désormais âgée de 18 ans) étant désormais l’unique visage et voix du groupe, 3776 est de retour avec un nouveau LP encore plus ambitieux, nommé 歳時記 [Saijiki], dont la rigueur structurelle et l’audace pure ont de quoi faire mourir de honte ceux qui osent encore prétendre composer des concepts albums. Car cette fois-ci, 3776 s’attaque au monde entier avec un disque pensé comme un immense calendrier musical. Et Chiyono Ide de devenir cette fois-ci le Mont Fuji lui même, nous observant stoïquement comme en atteste la stupéfiante pochette.

Ishida Akira, producteur de 3776

Difficile de résister à l’envie brûlante et jubilatoire de décrire précisément la mécanique de Saijiki. Elle pourrait se suffire à elle-même. L’album se compose de 12 morceaux qui représentent chaque mois de l’année. Leurs titres suivent toujours le même format : nom traditionnel japonais du mois, chiffrage des mesures (de 1 à 12, le mois de juin étant donc en 6/8, celui de septembre en 9/4 ou encore celui de décembre se terminant en 12/8) puis tonalité du morceau (à chaque morceau correspond l’une des douze notes de la gamme, allant de Fa majeur en janvier à Mi majeur en décembre et montant donc demi-ton par demi-ton). Sur l’intégralité de l’album, plus ou moins fort dans le mix et en s’adaptant aux différents tempos, une voix énumère à chaque seconde l’un des 12 signes du zodiaque japonais. Ces 12 secondes correspondent à un jour du calendrier. Quand un cycle se termine, une autre voix donne alors la date précise, du 1er janvier au 31 décembre. La durée des morceaux est donc fixe. Les mois impairs durent 6 minutes et 12 secondes tandis que les mois pairs durent 6 minutes (le mois de février est considéré comme celui d’une année bissextile et dure donc 5 minutes et 48 secondes). Régulièrement, au fur et à mesure du décompte, sont également énoncés les 24 sekki de l’année, jours qui divisent le calendrier luni-solaire et qui marquent le changement des saisons. Et tout l’album est ainsi conçu comme une seule suite ininterrompue de musique en perpétuelle mutation et rythmée par ces décomptes éternels. Une gigantesque horloge pop, obsédée par le passage du temps. Il se matérialise et devient rythme, pulsation bornée. Le divertissement tient aussi à ça : regarder les choses continuer, et changer. S’émerveiller qu’une heure se dissolve dans une autre. La ronde des semaines. La marche des mois. Compter les secondes comme pour les saisir avant de les perdre.

Malgré le vertige des contraintes, dignes des plus dingues membres de l’Oulipo, tout ce fatras de chiffres et de règles alambiqués n’est pas qu’une vaine prouesse conceptuelle : c’est surtout l’une des plus fascinantes expérimentations pop d’une décennie qui en a pourtant vu d’autres, un magnum opus d’une densité et d’une intelligence qu’on aura pas fini de déchiffrer même après cent écoutes. C’est qu’au milieu de toutes les récitations maniaques, les compositions quasiment prog de 3776 (au total de 31, réparties sur les douze mois) grouillent elles aussi de détails pointillistes et de carambolages stylistiques perpétuels, évoquant le goût de la tangente des Fiery Furnaces de la grande époque (celle de Blueberry Boat), si ceux-ci étaient menés par une chanteuse adolescente passionnée de chansons traditionnelles, ou encore les monuments arty de Ringo Shiina (en tête Kalk Samen Kuri no Hana, sorti en 2003), l’audace kaléidoscopique en plus. Immense odyssée chaotique, Saijiki englobe un spectre ahurissant de genres et de sons pour donner tout à voir, parfois en même temps, et tant pis pour la cacophonie. Des guitares éclatantes et psychédéliques peuvent bifurquer d’un coup sur un riff rock’n’roll nerveux explosant en un refrain bubblegum (jubilatoire mois de juillet). D’octobre à novembre, un groove mi-krautrock mi-new wave impair est transfiguré par la mélancolie d’une suite d’accords en pente douce avant qu’une petite flute bornée vienne annoncer un beat techno répétitif gorgé de vocoders et de percussions qui glitchent. Les voix se croisent, se multiplient, s’opposent. Certaines s’exclament et explosent façon post-punk adolescent tandis que d’autres susurrent l’Ode à la Joie en vous souhaitant un joyeux noël. Des samples nombreux indiquent le cycle des saisons : raffut des cigales, chants des oiseaux, cloches des temples. C’est le concept même du Saijiki qui apparaît dans ces multiples citations. Au mois de septembre, reprenant le kigo automnal de la lune, un beat trip-hop rêveur et irrégulier s’étire avec paresse sur une version floue et splendide du Clair de Lune de Debussy, évoquant les grooves en apesanteur de Cibo Matto. Début avril, à l’époque des cerisiers en fleurs, la chanson traditionnelle Sakura est transposée dans le 21ème siècle, se posant sur une délicieuse instru dream-pop syncopée, avant qu’une basse électronique massive vienne réveiller les morts.

Saijiki dure 73 minutes et pas une seule de celles-ci ne vient rompre la magie de ce périple. Grâce à un songwriting qui garde toute son évidence malgré des arrangements qui gigotent sans cesse (la folk mélancolique du mois de mars en arpèges délicats ou encore les envolées lyriques contrariées du mois de février). Mais aussi de par la présence rayonnante de la chanteuse Chiyono Ide, présente littéralement à chaque seconde, dont le timbre juvénile et passionné vient apporter juste ce qu’il faut d’énergie contagieuse pour faire fonctionner cette improbable machine à sons. Saijiki est un disque-voyage, gorgé d’un enthousiasme indéfectible pour la simple action d’être et de vivre. C’est de la musique-architecture pour bâtir des points de vues au dessus du monde. C’est un chef d’œuvre. Et il faut l’entendre pour le croire.

 
L’album en intégralité :
À noter que le disque n’est actuellement pas écoutable en streaming en Occident de manière légale. Il reste cependant disponible en téléchargement sur Ototoy ainsi qu’en CD chez CDJapan.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *