Que deviennent les autres, proches comme ennemis, quand tu ne les vois plus ? Peut-on tendre à une certaine plénitude en se laissant socialement distancer ? L’altérité est-elle soluble dans le confinement ? Vous avez deux heures.
Le récurrent Pense un peu aux autres avant de te plaindre que tu balances négligemment aux gamins dès qu’ils osent une réserve sur leur condition nouvelle, ne faudrait-il pas mieux d’abord l’appliquer à toi-même ? Plus s’écoulent les jours, plus les autres s’éloignent, à moins que tu ne les laisses filer, trop content qu’ils ne soient bientôt plus à portée de vue. L’empathie n’aura que peu duré. Il y avait encore à l’orée de ce moment si particulier cette petite réserve d’attention, qui s’est vite épuisée. Combien de temps t’es tu inquiété de les savoir à l’étroit dans un deux-pièces de poche parisien, seuls dans une tour d’immeuble limite salubre sise en banlieue ou dans un trou de province, démunis dans les plâtres d’une fermette isolée en cours de rénovation, souffrants partout ailleurs ? Leur solitude, leur ennui, leur angoisse, les heurts qui les fragilisent chaque jour un peu plus, les rituels qu’ils inventent puis instaurent pour mieux tenir le coup, tu as jeté un voile pudique dessus, trop occupé à jouir de l’environnement idyllique dans lequel tu te drapes pour t’isoler davantage. Sortir ne t’amuse plus, ou alors juste pour le plaisir de rouler, avaler des kilomètres, garder la ligne blanche dans le viseur, emprunter des ronds-points déserts où par la force des choses le jaune s’est définitivement flétri. Pire, sortir te pèse. Pas par crainte, non, c’est à peine si tu penses au risque encouru. C’est juste que tu n’as pas envie de les voir, tes congénères, pousser comme toi leur caddie. Désormais ils sont presque tous masqués, ce qui ma foi t’arrange, tu n’as plus à distinguer leurs traits, ils se fondent dans une masse uniforme et anonyme, tu peux même faire mine de ne pas reconnaître un visage familier s’il avait l’outrecuidance d’établir un contact. Alors oui, il y a bien les caissières et caissiers (vous m’épargnerez l’emploi de l’écriture inclusive) qui, ce sont bien les seuls, trouvent grâce à tes yeux, avec qui tu restes souriant, poli, prévenant, parfois réconfortant, mais ce doit être là les restes épars d’une bonne éducation que la crise sanitaire n’a pas encore totalement laminée.
A ceux qui, l’année durant, titillent le Samuel Hall en toi, tu n’as plus rien à dire, la cause est entendue, tu ne t’épuises plus à les détester tous, ils n’existent plus – du moins pendant cette parenthèse, qu’il faudra un jour penser à refermer. Tout comme il est temps, ne crois-tu pas, de tordre le cou à cette ridicule seconde personne du singulier que je m’échine sans raison à employer depuis le début de ce texte faussement acide et outrageusement poseur.
Car il reste les autres, nombreux, les amis, mes amis (tiens, voilà Emmanuel Bove qui s’invite), les proches, toujours là, attentifs, parfois inquiets, à portée de voix, et j’en fais quoi ? C’est à peine si je daigne leur parler au téléphone, ou leur envoyer des bribes de SMS motivés par ma seule fibre nombriliste – le seul finalement avec qui je m’entretiens régulièrement, en peinant à trouver les mots justes, c’est lui, c’est mon père, qui lutte depuis plus d’un an et, seul, observe maintenant cette pandémie qui menace de rentrer en collision avec la terrible singularité du mal qui le ronge.
Alors il faudra bien un jour que tout cela cesse. Que s’épuise cette crise qui a au moins pour mérite de mettre en lumière ma part misanthrope. Le déconfinement venu, il sera alors temps de se retourner et de tendre vers les autres un regard bienveillant. C’est pas gagné.
Au départ, avant de s’enliser dans l’auto-flagellation et la complaisance, ce post entendait délivrer quelques faits et impressions sur Eyeless In Gaza. Je vais malgré tout essayer de m’y tenir, dans le peu de temps imparti qu’il me reste. Quand, au printemps 1983, je me suis laissé malmener par leurs chansons – d’abord avec Photographs As Memories, un disque sur lequel j’aimais m’abîmer la voix, tester les limites de mon larynx, seul dans ma chambre ou dans les champs environnants, puis, en cascade, avec Caught In Flux et Drumming The Beating Heart, avant d’être enfin non plus à la traîne de sa discographie mais synchrone avec la trajectoire du duo de Nuneaton lors de la sortie (à la rentrée des classes de cette même année 83) de Rust Red September, ce magnifique virage pop – j’ai vu, intuitivement, en Eyeless In Gaza (et l’iconographie qui accompagnait leurs disques y participait grandement) deux musiciens qui se tiendraient à l’écart du monde, retirés dans une zone indécise, à l’abri des regards. Des maquisards. Je les imaginais tels Montag et la communauté des hommes-livres repliés en forêt, dans l’adaptation qu’a faite François Truffaut du Fahrenheit 451 de Ray Bradbury. Martyn Bates apprendrait par cœur le roman d’Aldous Huxley dont il a emprunté le nom. A charge pour Peter Becker de retenir Samson agoniste, le poème de John Milton à l’origine du précédent : Ask for this great deliverer now, and find him Eyeless in Gaza at the Mill with slaves. Il y avait dans leur musique une part indéniablement champêtre et pastorale, qui me poussait à suivre ces bergers, mais c’était surtout leurs écarts et dérapages qui me fascinaient, la voix de muezzin païen de Martyn Bates, l’électronique claudiquante, les guitares parfois aussi malveillantes que des rasoirs rouillés. Souvent, plus particulièrement les jours de pluie, le Stalker de Tarkovski (1979) venait se superposer au bucolique paysage mental que générait l’écoute. Cet avant-folk qui n’avait pas hésité à s’inoculer le bacille de la musique industrielle m’attirait infiniment plus que les expérimentations auxquelles s’adonnait, à quelques encablures de là, David Tibet avec Current 93. Et puis Eyeless In Gaza avait partagé avec Lol Coxhill, improvisateur aussi génial que drôle, une cassette éditée en 1982 par Pascal Bussy sur son label Tago Mago (la filiation Can, pas innocente en ce qui concerne EIG), un détail certes, mais qui me confortait dans ma relation au duo. De 1983 à 86, l’année de Back From The Rains, album où le merveilleux n’agit plus que par intermittence, je n’ai je crois jamais cessé d’écouter Eyeless In Gaza, un groupe qui pouvait en l’espace de deux titres provoquer la plus fébrile excitation pour ensuite mieux me plonger dans une durable félicité.
Je me souviens maintenant que le roman d’Aldous Huxley avait pour titre, dans sa version française, La paix des profondeurs. De quoi m’inciter plus encore à retourner fréquenter les disques de Bates et Becker, pour enfin traverser la journée en paix, et en apnée.
comme vous
je suis un admirateur a long terme de ce merveilleux groupe
dans mes compilations aux amis (qui ne les écoutent pas) je place souvent « transcience blues » qui me crucifie particulièrement ainsi que la totalité de « red rust september » album magique s’il en est…
Je les écoutais en 1982
je les écoute en 2020
j’aimerai qu’on m’enterre avec