Le batave siffle tard.
Je ne sais plus qui de Thierry Roland ou de Jean-Mimi Larqué en est l’auteur (ou même si la citation n’est pas, qui sait, apocryphe). Encore moins de quel match il s’agissait, s’il concernait l’équipe de France ou un grand d’Europe. Qu’importe (je gage que Christophe B. saura nous éclairer). De la formule de nos duettistes, Bouvard et Pécuchet de la lucarne, de ce fragment d’un discours amoureux sur le football où, avec un sens inné du raccourci (et du tacle à la carotide), le génie le dispute à l’idiotie, on retiendra essentiellement que l’arbitre était néerlandais et avait une conception toute personnelle du temps additionnel. Mais rien ne nous empêche d’exfiltrer cet immortel aphorisme de l’aire de jeu et de le malaxer pour mieux l’appliquer à la politique de nos homologues hollandais en matière de stratégie sanitaire. D’abord partisan d’un calcul délicat, la fameuse « immunité collective » un temps chère à BoJo, le gouvernement néerlandais préconise désormais, plutôt qu’un confinement généralisé et contrôlé, un « lockdown intelligent » – une façon de jouer sur les mots ou de pointer poliment le manque de jugement du voisin. Aux pays des polders, on peut vivre comme avant, ou presque. Si les bars, les musées ou les salles de gym sont fermés, la plupart des magasins restent ouverts, ainsi que les coffee-shops (mais attention, uniquement pour la vente à emporter !). On peut donc, en relative liberté, continuer à rouler – et pas seulement à bicyclette – ou subtiliser des Van Gogh. Maintenant, reste à savoir si le batave est versatile. La barre des 1500 décès ayant été atteinte (puis allègrement dépassée après la rédaction de ce post) aux Pays-Bas, il n’est pas exclu que l’arbitre siffle rapidement la fin de la récré, laissant seule la Suède jouer les prolongations (et Virna Lindt me faire du pied sous la table pour passer sur la platine).
Sans aller fouiller plus en avant dans les boîtes, je pense devoir me rendre à l’évidence : je n’ai pas en ma possession de 45 tours from Netherlands qui mériterait une chronique. Pas de Nits sous ce format, pas de The Ex, de Bettie Serveert, de Gruppo Sportivo, de Q65, pas même un antique Focus ou un vilain Golden Earring, encore moins un Clan Of Xymox. Peut-être un Minny Pops, mais sans garantie aucune (et sincèrement, j’ai la flemme de chercher).
Donc, jamais avare d’un petit tour de passe-passe sémantique, on considérera que Orange Disaster, bien que nullement hollandais, fera parfaitement l’affaire – si on prophétise que la situation néerlandaise vire dans le rouge.
Le groupe formé par Phil Parfitt tire son nom d’une toile que Warhol, alors passablement préoccupé par toutes formes de mort violente, réalisa en 1963, Orange Disaster #5, soit une chaise électrique dupliquée 15 fois. Charmant. Pour autant, nulle fascination morbide à déplorer chez Phil Parfitt. Son obsession est ailleurs, elle a pour nom Lou Reed, et principalement le Lou du Velvet Underground. Parfitt est loin d’être un cas unique, les épigones du rocker atrabilaire sont légion, mais lui a poussé le fétichisme jusqu’à adopter à la lettre le look circa 67 de son idole – un peu comme Danyel Gérard avec le chapeau de Dylan, mais le talent en plus.
Something’s Got To Give (le titre emprunte-t-il celui du film inachevé de George Cukor, le dernier d’une autre icône pop, Marilyn Monroe ? Je ne me risquerais pas à l’affirmer) sort une première fois en 1980 sur Neuter Records, label monté par Parfitt pour l’occasion. La pochette, noire et blanche, est ornée d’une silhouette portant mitraillette et masque à gaz, figure possiblement tirée d’un film que je n’ai pu identifier.
L’épine dorsale du morceau est réduite à l’essentiel : une boîte à rythme rachitique, une basse mixée en avant, une pingre pincée de guitare. Et ce saxophone (joué par Parfitt) qui survient alors que personne sur une telle trame new wave n’aurait songé à l’inviter. Il y a bien, au même moment mais de l’autre côté de l’Atlantique, quelques exceptions notables, le Echo Beach de Martha And The Muffins ou Never Say Never par Romeo Void (les Contortions de James Chance étant hors-concours) où l’instrument tire son épingle du jeu, mais généralement le genre ne lui accorde pas de droit de cité. Ici, c’est pourtant lui qui fait tenir l’ensemble et accorde à une chanson définitivement non réconciliée la possibilité de devenir un classique bancal. Les lyrics entre deux chaises participent de la même indécision. Quelque chose doit advenir (ou tout peut arriver) entre nous deux, mais quoi, maintenant que la confiance a été trahie ? A peine la chanson d’amour déçu esquissée, les visées catastrophistes prennent le dessus : Now you want to destroy the whole world / now you want to paint the town red, le tout sur un ton revenu de tout, comme on lâcherait négligemment ses illusions, ou un missile. Le morceau pulse au ralenti, se love dans le saxo, en pilotage automatique, sans dévier d’un iota de sa trace. Évidemment que tout ça est trop long, notamment pour les radios, mais si l’on fait fi de cette complaisance ectoplasmique qui entache la fin de l’affaire, il y a ici un absolu détachement qui fait que l’on y retourne souvent, presque à contre-cœur mais pourtant systématiquement conquis. C’est ce que doit se dire à Paris un homme qui, lui aussi, voue un culte au Velvet Underground, un culte né à Prague et partagé avec son ami Václav Havel. Jiří Smetana est arrivé en France quand, après la chute de Dubcek au printemps 68, le « visage humain » du socialisme tchèque a commencé à faire pâle figure puis virer à l’aigre. Programmateur au Gibus, Jiří fait du club de la rue du Faubourg du Temple le haut lieu de l’after punkitude parisienne, un phare pour les amateurs de rock’n’roll et ses héros perdus (Johnny Thunders y joue tous les quinze jours, ou pas loin). Parmi la multitude de groupes qui foulent la petite scène, on imagine qu’il y a eu Orange Disaster, mais on n’était pas là (trop jeune, trop loin) pour en attester. Jiří fait alors réenregistrer le morceau au groupe, en le compactant (fini l’intro où le saxo papillonne, exit l’interminable enlisement final) et en upgradant la boîte à rythmes – Rolande Box, peut-on lire au verso, sans qu’on puisse déterminer s’il s’agit là d’une coquille ou d’un trait d’humour tchèque. La pochette est toujours un peu cheap, mais au moins elle est orange. Et le titre devient un succès relatif en France.
Cela n’empêche pas Phil Parfitt de faire du surplace et de broyer du noir. Il se débarrasse de la couleur orange et rebaptise son groupe The Architects Of Disaster le temps d’un unique single, Cucumber Sandwich. L’attraction désastre ne s’arrêtera pas là. Désormais affublé de l’identité Perfect Disaster, Parfitt et les siens (la fidèle Alison Pate et un groupe remanié) enregistrent enfin en 1985 leur premier album, toujours sous l’égide de Jiří Smetana qui le sort sur Kampa, le label qu’il avait monté trois ans plus tôt pour offrir à l’ingratitude du monde Sons Of Waterloo de Christophe J., real french underground classic.
Passé Perfect Disaster, ce grand disque sous pochette répulsive, Phil Parfitt ne se retournera plus mais ne fera jamais mieux (n’en déplaise à Josephine Wiggs – cf #4 – qui le rejoindra à partir de 1987), que ce soit chez Glass ou Fire, les labels anglais qui ensuite l’hébergeront. Torpillant le groupe en 1990, il aura un ultime sursaut en montant, tombé du divan, l’affreusement nommé Oedipussy – faut pas pousser.
Au moment de conclure, je m’aperçois (les bras m’en tombent) que j’avais fait l’impasse sur le plus connu des groupes bataves, Shocking Blue et leur Venus 69. Nuancier Pantone à la main – peur bleue ou bleu de Chine ? – et Paul Eluard perché sur l’épaule gauche, je m’autorise enfin à bastarder : désormais la terre est bleue comme un désastre orange.
toute proportion gardé certain titre de Orange Disaster me font pensé au The Jazz Butcher de l’immense Patrick Guy Sibley Huntrods