L’idée semblait intrigante ; la réalisation s’est avérée en tout point remarquable. En 2015, à l’instigation de Yann Debiak, une poignée de musiciens classiques français accompagnés de quelques interprètes américains – Troy Von Balthazar, Ken Stringfellow et Jason Lyttle – revisitaient sous l’étendard de The Color Bars Experience le répertoire d’Elliott Smith. Quelques performances mémorables et un enregistrement à la maison de la radio plus loin – merci Vincent Théval – l’aventure collective s’est prolongée. En 2017 d’abord, pour une série de concerts consacrés au Pink Moon, 1972 de Nick Drake. Ce printemps ensuite pour célébrer dignement – et avec un léger retard dû à la pause COVID – le vingtième anniversaire de The Sophtware Slump de Grandaddy en compagnie de Jason Lyttle. Rebaptisé pour l’occasion, The Lost Machine Orchestra s’apprête donc à redécoller pour une tournée d’avril. Pour apaiser un peu l’impatience – ou l’attiser, c’est selon – on a eu envie d’en discuter un peu avec le principal intéressé.
Au tout début, comment t’es venue l’idée d’organiser la rencontre entre ces deux univers musicaux différents : la musique classique et l’indie-rock ?
Au départ, je viens plutôt du rock. Je suis originaire du Nord de la France et c’était un peu comme en Angleterre : soit on joue au foot, soit on monte un groupe de rock. J’ai découvert l’indie-pop anglaise, comme beaucoup de gens, à la fin des années 1980, notamment en lisant les Inrocks ou la RPM. J’ai commencé à m’intéresser à ce qui se passait aux États-Unis un tout petit peu plus tard, au début des années 1990. J’ai même fait partie d’un groupe de noisy-pop, Yalta, où on essayait de copier Ride ou My Bloody Valentine. J’ai toujours voulu travailler dans la musique mais j’ai eu un chemin un peu bizarre : j’ai commencé à bosser comme bénévole pour un festival de jazz à Tourcoing et puis, de fil en aiguille, je suis devenu régisseur. J’ai été engagé par un orchestre classique régional à Douai : ce n’est qu’à ce moment-là que j’ai commencé à découvrir le milieu du Classique. Je n’y connaissais vraiment rien avant. Je crois que la première fois que j’ai entendu des instruments à cordes, c’était pour un concert des Tindersticks dans la cathédrale d’Ypres en Belgique. A cette époque, j’ai aussi rencontré ma future épouse qui est musicienne : elle m’a initié à la musique classique et je l’ai emmenée voir des concerts pop. On est allé écouter Grandaddy notamment, sur la tournée Sumday en 2002. Je me souviens qu’on s’était déjà dit, à l’époque, que ce serait intéressant de jouer des cordes avec ce groupe-là parce que c’était déjà très atmosphérique. Et puis les années ont passé. On s’est installé à Angers où je suis devenu régisseur d’un orchestre national. L’idée me trottait toujours dans la tête.
Comment s’est-elle concrétisée ?
C’est un ensemble de facteurs. J’ai commencé à rencontrer de plus en plus de musiciens et d’arrangeurs classiques avec lesquels je m’entendais très bien et dont je constatais qu’ils étaient très ouverts. Et puis, en réécoutant Elliott Smith, je me suis dit que ce serait une bonne idée de commencer par ces chansons pour des arrangements avec un petit ensemble de musique de chambre. Encore fallait-il trouver les chanteurs. J’ai écrit à Jason Lyttle sur Facebook, un peu comme une bouteille à la mer : je ne savais même pas qu’il avait été copain avec Elliott Smith. Il m’a répondu assez rapidement et tout s’est enchaîné assez vite. Idem pour Troy Von Balthazar, que j’avais croisé quand mon groupe avait joué en première partie de Chokebore, et Ken Stringfellow. Le fantasme s’est donc réalisé presque miraculeusement.
Jason Lyttle a raconté que, compte-tenu de sa relation amicale avec Elliott Smith, il lui était parfois difficile de réinterpréter certains morceaux. Est-ce que tu l’as perçu ?
Oui. La soirée la plus émouvante, de ce point de vue, a eu lieu à Bourges. Il a totalement craqué et je ne m’y attendais pas du tout : on avait répété, et ça se passait plutôt bien. Il n’est pas très expansif, tout le monde le connaît comme ça, mais il nous a quand même remercié plusieurs fois d’avoir pu chanter ces morceaux dans ce contexte, avec un ensemble classique, ce qu’il n’avait jamais eu l’occasion de faire auparavant. C’était la première fois où il n’était pas non plus le leader, même s’il l’est un peu devenu, sans forcément le vouloir. Quand j’ai choisi les musiciens, c’était important pour moi que le Color Bars Orchestra puisse fonctionner comme un groupe.
Est-ce que tu as recruté des musiciens qui connaissaient déjà un peu l’indie-rock ?
Pas forcément l’indie-rock mais, globalement, j’ai essayé de contacter des musiciens assez ouverts, même si leur culture de départ est très classique. La plupart d’entre eux s’intéressait déjà à d’autres univers comme le jazz où les musiques électroniques. Notre bassoniste joue souvent avec les frères Belmondo, par exemple.
A quel moment as-tu décidé de travailler sur The Sophtware Slump de Grandaddy ?
Dès 2015, on avait déjà évoqué la possibilité de continuer à travailler ensemble avec Jason Lyttle. Et puis j’ai assisté au dernier concert de Grandaddy avec Kevin Garcia en 2017, à Lille. Le décès de Kevin a forcément beaucoup marqué Jason. Avec le Color Bars Orchestra, nous avons décidé d’enregistrer une reprise de He’s Simple, He’s Dumb, He’s The Pilot que nous lui avons envoyée pour son anniversaire. La version l’a beaucoup touché. Je lui ai proposé de poser sa voix dessus et tout s’est enchaîné à partir de là. Je crois qu’il a senti une forme de respect et de proximité dans les goûts : on a vraiment essayé de conserver la structure de ses arrangements d’origine et celle des morceaux. Pour moi qui aime la pop, la structure de la chanson est vraiment importante : même avec des arrangements différents, il faut conserver les petits repères sonores et les climax parce c’est ce qu’on aime, tout simplement.
Pour les deux premiers projets, les arrangements classiques pouvaient s’inscrire dans le prolongement d’éléments déjà présents dans les œuvres d’origine – que ce soit le travail de Robert Kirby pour Nick Drake ou même celui de Tom Rothrock pour Elliott Smith. Ce n’est pas du tout le cas cette fois-ci pour The Sophtware Slump où les synthétiseurs sont omniprésents. Est-ce que ça a changé votre approche ?
Oui, totalement. Il y avait un côté presque baroque chez Drake et même chez Smith qui n’est pas du tout présent chez Grandaddy. C’est pour cela que nous avons décidé de travailler avec un autre arrangeur. C’est un ami, Jean-Christophe Cheneval, qui était ingénieur du son sur la tournée précédente et qui a eu une approche assez différente. Il travaille beaucoup sur les modes de jeu, la manière de saisir l’archet par exemple ou l’utilisation de tuyaux harmoniques. Il a réussi à créer des ambiances très surprenantes et on a vraiment essayé de travailler sur des arrangements très atmosphériques. Il a des références et une culture qui sont plus tournées vers la musique contemporaine et qui conviennent très bien à cet album et à Grandaddy. Il y a quelque chose de très particulier dans cette musique. On pourrait jouer les chansons à la guitare ou au piano et ça sonnerait quand même très bien parce que les compositions sont très soignées et que la voix de Jason les porte. Mais on avait envie de restituer les superpositions de sons, les strates d’ambiances musicales accumulées qui font aussi le charme de l’album d’origine. Tout n’est pas encore totalement terminé. On va voir pendant les répétitions comment ajuster certains éléments. On a les ingrédients, on a écrit les recettes et on va voir comment ça va prendre sur scène.
L’association entre la pop et le classique est toujours délicate. Est-ce que, quand tu as initié les premiers projets, tu avais en tête des références, positives ou négatives, en la matière ?
Non, pas vraiment. La seule ligne conductrice, c’est de conserver la structure des morceaux. Quand je monte un projet, j’essaie vraiment de me mettre à la place du fan – que je suis toujours, d’ailleurs – et de me demander ce que j’aurais aimé entendre. Je n’ai pas envie de tomber dans le kitsch. Tu vois, il y a une semaine, on a fait Biolay Symphonique avec l’orchestre : il y a des trucs bien, les arrangements sont très bien faits, on voit où il veut aller en termes de références – les années 1970, les musiques de film – mais il y a quelque chose qui me paraît un peu excessif ou surchargé. En tous cas, c’est très différent de ce qu’on a cherché à faire. On a essayé de maintenir une certaine cohérence, d’éviter qu’on puisse entendre Jason Lyttle avec un orchestre à côté.
Est-ce que, pour le travail, vous avez utilisé les versions dépouillées des morceaux que Jason a enregistrées pour la réédition du vingtième anniversaire de l’album ?
Non, pas tellement, parce que la plupart des arrangements étaient déjà prêts pour une tournée qui devait avoir lieu en 2020. Mais j’ai écouté ces versions et je les trouve fantastiques. C’est fragile, mais ça tient quand-même la route. Si c’était mieux joué, ce serait ennuyeux. C’est ce qui m’a toujours plu chez Grandaddy, mais aussi chez Pavement ou Brainiac : on a l’impression que tout est bancal, mais c’est d’une puissance incroyable. Jason arrive à avoir cette puissance-là, même dans des versions totalement dépouillées.