On a parfois l’impression que la petite internationale de la pop qui a fleuri à la fin des années 80 s’est imposée comme une magique évidence à la suite des labels Sarah, Creation et Postcard, et simultanément dans le monde, en Angleterre, Nouvelle-Zélande, Australie, Europe continentale et aux USA. Toutefois, c’est oublier le travail de l’ombre qu’ont fourni une poignée de mini-labels, fanzines et groupes dans une période qui leur a certes été bénie. Bien avant le succès de The Pains Of Being Pure At Heart – qui résonne aujourd’hui comme la plus jolie anomalie du début des années 2010 – Mike Schulman, avec son label et son groupe Black Tambourine, semblent avoir prêché la bonne parole, souvent dans le désert, mais peut se vanter d’avoir l’un des plus beaux catalogues de hits de poche des 3 dernières décennies. A l’occasion des 30 ans du précieux label de Washington relocalisé à Oakland, nous avons discuté avec son fondateur lors d’une interview forcément trop brève, où l’on aurait aimé évoquer The Ropers, Rocketship, Henry’s Dress, Veronica Falls, Tony Molina et tous ces groupes qui à certains moments de nos vies ont su faire chavirer nos cœurs.
Pour situer ton label, peux-tu nous raconter comment il a été créé ?
Si mes souvenirs sont exacts, on a créé le label en décembre 89. Nous étions un groupe de 6, 7 ou 8 jeunes copains pour la plupart étudiants à Washington. Nous avions commencé à donner des concerts vers 1985 ou 1986. La majorité d’entre nous était inexpérimentée, tant pour l’écriture des chansons que pour la pratique d’un instrument. En revanche, on était tous passionnés par The Jesus And Mary Chain (influence cruciale), Sonic Youth, Flying Nun, Creation Records, le shoegaze naissant, K Records et des choses plus bruyantes comme Big Black, The Birthday Party, Unsane etc… On a rapidement fondé deux groupes (Whorl et Velocity Girl) et d’autres projets nettement moins actifs (Black Tambourine et Powderburns). En revanche, tous ces groupes se sont formés à l’enregistrement au même moment dans notre local de répétition.
En 1988 ou 1989, nous nous sommes accordés sur le fait qu’il fallait documenter notre travail sur vinyles ou cassettes. A vrai dire, on n’avait pas la moindre idée de la façon d’aborder des labels et on avait l’impression que notre musique était beaucoup trop simpliste et “non cool” pour intéresser des maisons déjà installées. Nous étions quelques-uns (dont moi) à travailler comme disquaires et avions une petite idée de la façon dont travaillent les labels et les distributeurs. On voyait bien qu’à l’époque des quantités de petits labels sortaient des 7’’. On s’est dit qu’on pouvait suivre leur exemple. Et c’est ce qu’on a fait. Notre première sortie était une compilation en 7’’ de titres Velocity Girl, Powderburns et Black Tambourine.
A l’époque où vous avez créé le label, vous sembliez tout de même bien seuls aux USA à défendre l’esthétique C86 et noisy pop qui est encore aujourd’hui la marque de fabrique de Slumberland Records…
Je suis entièrement d’accord. Nos premiers disques sont un peu bruyants, mais nous étions aussi de grands amateurs de pop. En quelque sorte, on essayait de combler le vide entre le bruit et la mélodie.
Quels sont les labels américains qui vous ont servi de modèle ?
Il est plus facile de citer des labels spécialisés dans le bruit… Treehouse me vient immédiatement à l’esprit. Pour ce qui est des labels avec une sensibilité pop, c’est plus compliqué. K Records était celui que nous admirions le plus. Calvin Johnson sortait de magnifiques mixtapes et, bien sûr, on était fan de Beat Happening. Il y avait aussi une petite poignée de labels qui publiait des vrais disques de pop. Je pense à Bus Stop et Picture Book. Enfin, j’aimais quelques groupes très isolés comme Galaxie 500 et The Loneliest Christmas Tree, mais la version américaine de ce qu’on allait appeler indie pop était tellement nulle que même des groupes assez moyens pouvaient nous sembler excitants.
Puisque je parle des relais de l’indie pop, je dois aussi parler des fanzines musicaux. Ils ont été très importants pour nous dans ce désert américain. L’un d’eux s’appelait You Can’t Hide Your Love Forever. Il était très à la page. Je ne connaissais presque personne en dehors de mon groupe d’amis qui aimait My Bloody Valentine, The Wedding Present, Pale Saints et ses chroniques étaient toujours très pointues. Deux auteurs de ce fanzine ont créé un excellent groupe nommé Veronica Lake et ce sont eux qui ont publié le second EP de Black Tambourine. Il y a deux autres fanzines que j’aimerais citer. Il s’agit Fuck Yeah! et Four Letter Words. Ce dernier était rédigé par un type nommé Maz. Son style était fait d’un mélange d’enthousiasme et d’irrévérence. On s’est envoyés de nombreuses lettres et quand je me suis installé en Californie, il m’a présenté des gens et a joué de la batterie dans mon groupe d’alors, The Magpies.
Comment contactais-tu les groupes dans cette époque de l’avant-internet ?
Quand nous avons eu l’idée de publier les disques d’autres artistes sur notre label, j’ai commencé à écrire des tonnes de lettres à des artistes anglais pour leur demander si ils seraient intéressés par le fait de sortir des disques aux USA. Pour la plupart, ils ne l’avaient jamais fait. La plupart ne répondaient pas, certains refusaient poliment, de très rares comme Jane Pow disaient oui. Parmi toutes ces lettres, j’en avais adressée une au groupe McCarthy pendant qu’ils étaient en train de se séparer. Par chance, Tim Gane s’est souvenu de nous quand il a fondé Stereolab et nous envoyé une cassette. C’est ainsi qu’on a réussi à sortir un des tous premiers single de Stereolab, John Cage Bubblegum.
Peux-tu nous parler de ton groupe Black Tambourine dont les singles sont sortis durant ces mêmes années ?
Je ne me souviens pas exactement quand le groupe a été formé. Cela devait être en 1988. Black Tambourine est un projet parallèle que nous menions entre membres de Whorl (Brian Nelson et moi) et de Velocity Girl (Archie Moore). Notre chanteuse était Pam, une amie de d’Archie. En ce qui me concerne, je ne savais pas vraiment faire de musique et je ne pensais pas qu’on serait capable de faire la synthèse de toutes nos influences. Néanmoins, j’avais l’impression qu’on pourrait (presque) assez bien jouer pour pouvoir rendre hommage à Shop Assistants, 14 Iced Bears, Galaxie 500 et The Jesus And Mary Chain. Nous avons commencé à écrire des chansons pendant que Pam était pour une année en Angleterre – cela explique d’ailleurs pourquoi notre premier morceau est instrumental. A son retour, nous avons pu travailler puis aller dans le studio où nous avons enregistré les quelques morceaux de nos EPs et une poignée de titres inédits. Pendant cette courte période d’activité, nous avons joué quelques concerts aux alentours de Washington, un autre en Virginie avec nos amis de Fudge et un dernier à New York avec HoneyBunch.
Comment l’histoire s’est-elle terminée ?
Le groupe a pris fin lorsque Velocity Girl a commencé à devenir populaire. Nous n’avions plus tellement de temps à consacrer à ce groupe. Il faut aussi ajouter que nos propres projets devenaient de moins en moins noise. Par conséquent, Black Tambourine perdait de son intérêt comme refuge pop. Pam et moi avons continué quelques mois à écrire et à enregistrer des chansons sous le nom de Bright Coloured Lights. Malheureusement, j’ai déménagé en Californie avant même que l’on puisse construire un véritable groupe et assurer le moindre concert.
Mais vous vous êtes retrouvés au début de la décennie…
Oui, en 2011, nous nous sommes réunis pour enregistrer 4 titres destinés à agrémenter la réédition de notre disque (lire la chronique ci-dessous). Archie, Brian et moi avons commencé par l’enregistrement des pistes instrumentales, puis Pam a ajouté, depuis Londres, sa voix sur les bandes.
L’année suivante, à l’occasion des 20 ans du magazine Chickfactor – magazine dont Pam est rédactrice – nous avons joué notre premier (et dernier concert) depuis une vingtaine d’années.
Y a-t-il une chance qu’on puisse écouter un jour de nouvelles chansons de Black Tambourine?
Malheureusement, je ne pense pas. On a passé une super moment à enregistrer les nouveaux morceaux de la compilation et les reprises des Ramones du dernier EP, mais il est peu probable qu’on ait à nouveau cette opportunité.
Ton label semble avoir fait une longue pause dans les années 2000, juste avant la sortie d’Alight Of Night des Crystal Stilts.
J’ai dû changer de travail vers cette période de ma vie. La plupart des groupes avec lesquels j’avais travaillé s’étaient séparés, j’étais très occupé et je n’écoutais plus autant de musique que par le passé. Toutefois, je continuais à vendre les disques du label par correspondance. C’est quand j’ai découvert des groupes The Lodger et Crystal Stilts que l’envie de reprendre sérieusement le label m’est venue.
Ne regrettes-tu pas que certains groupes soient partis de ton label après leurs premiers albums ? Je pense notamment à Crystal Stilts et The Pains Of Being Pure At Heart…
Evidemment c’est très frustrant, mais je le comprends très bien. Slumberland est si petit et fauché… Pas de personnel, une renommée limitée. Certains groupes préfèrent nous quitter pour des maisons plus grosses ou plus cool. Mais il m’est aussi arrivé de ne pas sortir les disques car le groupe n’était pas motivé. Je dois exiger des groupes une grande motivation. Il faut qu’ils fassent certaines choses par eux-mêmes car je n’ai pas le temps de m’occuper de tout. C’est assez pénible de devoir tout abandonner quand on est à deux doigts de sortir un disque.
Pour fêter les 30 ans du label, tu as également lancé un single cub.
Il s’agit d’une série de 7’’. J’ai l’intention d’en faire paraître 12 composés par 12 groupes différents. Pou la plupart, ils ne font pas partie de l’écurie Slumberland. J’ai toujours aimé les singles et ce qu’ils représentent : ce condensé parfait de ce qu’est un groupe, cette grande chanson qu’on veut absolument que tu écoutes… Tellement de mes souvenirs musicaux sont liés aux singles ! En 30 ans, je pense que Slumberland a sorti plus de 7’’ que tous les autres formats réunis. Beaucoup de choses ont changé avec le streaming. Le 7’’ a quasiment disparu, mais ce format a toujours quelque chose de magique. C’est à cette magie que la série des singles SLR30 tente de rendre hommage. C’est aussi une référence à la série Searching For The Now qu’on a publiée il y a 10 ans. Il s’agissait aussi de porter l’attention sur plus de nouveaux artistes – dans la limite de nos moyens financiers. Aujourd’hui, le 7’’ n’est probablement pas le meilleur moyen d’attirer la lumière sur des nouveaux groupes… Toutefois, pour les 30 ans du label, ce format me semble encore légitime.
Pour finir, peux-tu partager avec nous un souvenir qui t’est cher ?
Malheureusement, j’ai une très mauvaise mémoire et je n’ai jamais été doué pour écrire mes souvenirs ou prendre des photos. Une grande partie de l’histoire de Slumberland est maintenant floue ou est conservée par d’autres personnes. Les meilleurs moments dont je me souviens ont eu lieu lorsque des scènes spécifiques sont apparues, alors que des groupes jouaient ensemble et se soutenaient les uns les autres. Par exemple à la naissance de la petite scène de DC des débuts de Slumberland… Je suis ému en repensant aux fêtes que nous organisions juste après avoir fini de glisser les nouveaux disques dans leurs pochettes, ou encore à cette délicieuse sensation au moment de sortir le premier disque d’un groupe comme les Lilys, The Ropers ou Lorelei.
J’ai eu le même sentiment de l’éclosion d’une scène au milieu des années 90 dans la baie de San Francisco avec Henry’s Dress, Rocketship, The Aislers Set et d’autres groupes amis comme The Fairways, #Poundsign# etc… En 1999, alors que l’album n’était pas encore sorti, The Aislers Set et #Poundsign# sont partis en tournée au Japon. J’ignore par quel miracle tous les gamins connaissaient les chansons et leurs paroles par cœur. Chaque concert accueillait une foule de gamins extatiques chantant à tue-tête, dansant comme des sauvages et se donnant de grandes embrassades. C’était de la magie pure !
Evidemment, je ne pourrai jamais oublier la performance télévisuelle de The Pains Of Being Pure At Heart au Late Show with David Letterman. Aucun autre groupe du label n’a jamais acquis une telle notoriété. Je n’ai jamais pensé que la musique avait besoin d’être populaire pour être importante. Néanmoins je ne peux pas bouder mon plaisir quand je vois tant de gens touchés et inspirés par un groupe de Slumberland.
BLACK TAMBOURINE, Black Tambourine, Slumberland / Differ-Ant
On imagine que Mike Schulman doit être aux anges par les temps qui courent. Slumberland, son label, connaît le succès après dix années de demi-sommeil, focalisant l’attention sur de jeunes groupes talentueux (Crystal Stilts, The Pains Of Being Pure At Heart et bientôt Procedure Club) et sur un back catalogue passionnant (The Ropers, Rocketship, Henry’s Dress…). Surtout Black Tambourine, son groupe de jeunesse dans lequel il officiait à la basse et à la guitare est enfin reconnu à sa juste valeur : un mythe en miniature pour toute une génération amoureuse d’indie pop. Car c’est bien d’amour dont il s’agit chez cette formation de Silver Spring dans le Maryland, exilée à Washington – ville plus réputée pour sa rébellion hardcore punk que pour les sucreries rêveuses. Un amour pour les mélodies innocentes et raffinées, la culture pop et la modernité musicale. En 1989, Black Tambourine n’était alors qu’un trio masculin, le side-project de trois binoclards affairés dans d’autres groupes et partageant un goût commun pour les guitares noisy de leurs cousins britanniques. L’arrivée de Pam Berry au sein groupe ajoute ce qui faisait finalement défaut à la plupart des formations revendiquant les mêmes inspirations, une voix douce et pleine de quiétude survolant la toile de fond des convulsions rythmiques et ses guitares bouillonnantes. Les premières démos sont enregistrées sur un matériel de fortune, mais la matrice des versions inaugurales des hits Throw Aggi Off The Bridge et For Ex-Lovers Only est emplie d’une grâce dépouillée et d’une candeur bouleversante : le premier est l’une des plus extravagantes chansons d’amour fantasmé par une fan, Pam confie sans pudeur son obsession pour Stephen McRobbie des Pastels, le second évoque avec ses guitares sanglotantes la déchirure de la séparation. Une voix empreinte d’un lyrisme mélodique et une basse de l’école de Glasgow touchent les nerfs à vif. Initialement, neuf titres enregistrés en studio virent le jour sur deux singles et deux compilations. Le groupe fut disloqué géographiquement après seulement deux années et une poignée de concerts. Neuf chansons impeccables – dont une reprise de Love (Can’t Explain) -, et une amplitude musicale qui exploite avec une grâce nonchalante toute la palette du romantisme et des larmes, avec cette distance nécessaire qui cible l’émotion et contourne de pathos. Neuf, c’est peu… On pouvait certes considérer que des ballades telles que By Tomorrow et Black Car, alliant l’Amérique des 60´s et les guitares aux saturations les plus cotonneuses constituent un héritage pourtant inestimable. On allait fouiller dans les autres projets d’Archie Moore et de Brian Nelson (The Lilys, le bien nommé Velocity Girl), se délecter des trois seuls titres enregistrés par Pam et Mike sous le nom de Bright Coloured Lights, se casser les dents sur les différents projets de l’exquise chanteuse (Glo-Worm, Shapiros, Castaway Stones). La frustration restait intacte et un goût d’inachevé persistait. Vingt ans après ses débuts, Black Tambourine s’est réuni une nouvelle fois dans le Maryland natal pour enregistrer quatre morceaux destinés à agrémenter cette réédition de la compilation Complete Recordings parue en 1999. Entre deux compositions et deux reprises très libres (Heartbeat de Buddy Holly et Dream Baby Dream de Suicide), le quatuor n’a rien perdu de sa pertinence, souvent imitée mais si rarement égalée. Le retour en grâce souvent irritant de ce que l’on nomme parfois à tort “twee pop” ne doit pas faire oublier que la musique la plus enthousiasmante est immanquablement l’œuvre de passionnés qui parfois, comme par magie, transcendent innocemment le modèle. Et si la fameuse image de Jeanne Moreau tirée de La Mariée Était En Noir qui illustrait la précédente compilation est désormais un badge ornant la boutonnière des Vivian Girls et autres Best Coast, ce symbole est évidemment le gage de l’admiration, d’une exigence de qualité ainsi qu’un serment d’indépendance.