Phill Niblock (1933-2024)

Phill Niblock
Phill Niblock / Photo : Alessandro Farese

Il peut paraître trop évident d’évoquer, à propos de l’œuvre de Phill Niblock (1933-2024), certains grands noms de l’abstraction picturale américaine de ces 60 dernières années : les monochromes de Robert Ryman ou de Barnett Newman, par leur profondeur et puissance, rejoignant en effet la densité texturale de ses pièces sonores. L’impression surtout d’un travail ancré dans une séquence très précisément délimitée : celle du minimalisme new-yorkais, de la scène des lofts, de la « new music » de Downtown à Manhattan, etc. Mais ce serait aussi réduire la portée d’un travail qui s’est échelonné pendant plus de 60 ans et qui a irrigué toute une internationale expérimentale. En tant qu’artiste sonore évidemment, qui, en s’inscrivant au sein d’une constellation allant de La Monte Young à Eliane Radigue ou Tony Conrad, a pu contribuer à imposer le modèle des musiques à bourdon comme une forme contemporaine majeure. Mais aussi comme pionnier des pratiques intermedias, il a développé une œuvre de vidéaste expérimental qui a pris notamment sa pleine mesure en accompagnant ses prestations live (cf. son film monumental The Movement of People Working).

Enfin, comme directeur de l’Experimental Intermedia – son fameux loft de Centre Street (et son antenne belge à Gand) transformés en espaces d’accueil et de création pour plusieurs générations d’artistes – il a pu s’imposer comme un véritable point de repère et centre de gravité pour tout un underground international. Stephen O’Malley, Jim O’Rourke, Bryon Westbrook, Lucy Railton, Thomas Ankersmit (pour ne citer que quelques noms) ont croisé sa route, donnant naissance à de fameuses collaborations ou participant à ses non moins fameuses séries de concerts à l’occasion du solstice d’hiver. Un parcours et une œuvre emblématiques d’une certaine avant-garde US en somme, qui par sa radicalité mais aussi sa générosité, a su marquer profondément le champ des musiques de recherche – en contribuant à redessiner les contours de ce qu’une démarche expérimentale ou avant-gardiste pourrait signifier.

Phill Niblock
Phill Niblock
Aux limites du minimalisme

Le travail de Phill Niblock ne peut se comprendre sans être rapporté à l’effervescence artistique du New York de la deuxième moitié du XX siècle. C’est comme photographe qu’il a débuté son parcours, s’intéressant notamment à la scène jazz de l’époque : parmi d’innombrables documents encore inédits, évoquons les célèbres sessions d’enregistrement de The Money Jungle (Mingus/Elligton/Roach) qu’il a pu immortaliser ; mentionnons aussi son fascinant film The Magic Sun sur Sun R

Très rapidement, il se lia avec une scène artistique aux frontières mutantes : l’art conceptuel croisant les pratiques intermedias alors en pleine affirmation – ses collaborations avec le Judson Dance Theater ou encore avec Elaine Summers. Mais c’est avant tout le bouillonnement d’une certaine scène musicale qui le marqua profondément : John Cage, Morton Feldman surtout, mais aussi évidemment le minimalisme. La série inaugurale de concerts qu’il a pu organiser dans son loft de Centre Street en 1973 est à cet égard emblématique : Charlemagne Palestine, Jon Gibson, David Behrman, Joe Chadabe, etc. De fait, son travail sonore aura creusé le même sillon, radicalisant certaines propositions développées au sein de cette scène. Celui du son tenu (de ce que l’on nomme plus souvent Drone), qu’il a déployé à partir d’un principal matériau. Peu convaincu par les possibilités timbrales des synthétiseurs, Niblock travaille à partir d’enregistrement d’instruments acoustiques « traditionnels » (sur bande magnétique dans un premier temps, puis sur Pro Tools à partir de 1998), dont le montage et l’empilement se constitue en masse sonore, traversée de micro-pulsations et variations micro-tonales. Mentionnons quelque-unes de ses pièces : Music for Cello, Five More String Quartet, For Full Flutes, Touch Strings, Touch Five, Music for Organs, Exploratory…
Leur écoute constitue une expérience radicale : « You should play the music very loud »,  comme il est précisé sur les pochettes de ses disques. Un son tenu dont l’extrême contention capte et enveloppe l’auditeur, transformant progressivement le minimalisme en proposition formelle maximaliste – et l’une des plus belles et fascinantes qui soit.

Communauté à la marge

Mais c’est aussi par la communauté d’artistes qu’il a pu agréger autour de lui que la figure de Phill Niblock s’avère capitale. Comme directeur de l’Experimental Intermedia Foundation, comme musicien ou vidéaste avide de collaboration, ou encore comme « patron » de label (XI Records), il aura permis à toute une scène de se constituer. Une scène à la marge des institutions et des lieux consacrées de l’avant-garde officielle, qui a su rester à la hauteur à l’esprit originel de la contre-culture. En témoigne la fidélité qu’il aura manifesté de manière précoce à la figure d’Arthur Russell, alors très largement marginalisée : Terrace of Unintelligibility, une vidéo captant une des dernières performances de Russell, fascinante par la manière dont elle associe puissance d’évocation et réductionnisme esthétique.

De fait, le mondes des musiques expérimentales n’aurait pas été le même sans l’activisme de Phill Niblock. Une œuvre capitale à laquelle il faut rendre aujourd’hui hommage. D’une puissance et radicalité formelle suffisamment uniques pour s’imposer comme un jalon fondamental dans l’histoire des musiques expérimentales.


NDLR : L’auteur de ces lignes travaillait ces dernières années à un livre d’entretien avec Phill Niblock, l’occasion de prendre la mesure de sa grande générosité et ouverture. Et aussi bien évidemment de son importance historique.

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