A chacun ses obsessions … Il est donc (encore) question d’une sorcière, des limbes, et de ces disques capables de distendre l’âme dans un flottement pour mieux la remodeler. Nora Keyes est une vieille connaissance de ma discothèque, une des plus exotiques et intimes. Seul un véritable mystère peut engendrer ce paradoxal mélange de familiarité et d’étrangeté, des années après. Or, comme une belle histoire commence toujours par une rencontre…
Il y a bientôt 15 ans, alors que je découvrais avec émerveillement les premiers enregistrements solitaires d’Ariel Pink, un disque de The Centimeters m’est – pour ainsi dire – tombé entre les oreilles. Il s’agissait du groupe qu’elle formait avec Max Gomberg et pour lequel la bouche de mon idole jouait les boîtes à rythme. C’était sur l’album The Lifetime Achievement Awards (Space Baby, 2001) et cette chanson s’appelait Help Is On The Way. Ce fut une petite révolution dans ma chambre d’étudiant. Ce disque, comme toutes les productions de The Centimeters, est l’un des rares exemples de folk décadent et retors où l’esprit déraille sans cesse dans la folie et le surnaturel. Une sorte de roman gothique dans lequel la fantaisie côtoie le grotesque. En découvrant la discographie solitaire de la Californienne, je redoutais que celle-ci ne renoue jamais avec ses splendeurs inaugurales et ses dissonances folles. Hantées par un rire sardonique, les comptines schizophrènes de Songs To Cry By For The Golden Age Of Nothing (2004) paraissaient moins envoûtantes. Ou plutôt, dans l’instant, plus dérangeantes que fascinantes… Il y a là quelqu’un, tout de même, pour imaginer tout ça !
Bémol dans une discographie cohérente… Il faudra qu’on m’explique un jour ce que Billy Corgan ourdissait avec Mme Keyes et l’ami Don Bolles chez ce Fancy Space People (2011) qui, d’ailleurs, m’a toujours laissé froid ! Parenthèse solipsiste fermée, peu de choses laissaient présager de Nora Keyes, silencieuse de puis plus de 5 ans, ce remuant Mysterium Tremens. Une certaine foi conservée dans le talent de cette musicienne mésestimée ? Puisqu’elle est également artiste graphique, le charme de ses œuvres-mondes ? La vénération parmi ses descendants ? Alors que dans ces colonnes, on a célébré de belle manière le splendide Aviary de Julia Holter, disque lui aussi hanté de Mysterium Tremens ; il est bon de rappeler que Nora Keyes faisait figure de muse auprès du plus charmant cabinet des curiosités de Los Angeles : le label Human Ear Music où se côtoyaient Julia Holter, Ariel Pink, Geneva Jacuzzi, John Maus et Nite Jewel.
Paru une première fois en 2016 à 300 exemplaires chez Folktale, dans l’indifférence la plus totale, Mysterium Tremens s’écoule sous le signe d’une étrange somnolence. Un rêve les yeux grand fermés où l’on croise Linda Perhacs, Delia Derbyshire, Julee Cruise, Tara Burke, Trish Keenan et Elisabeth Fraser… Il faut se pincer pour croire que le lyrisme immaculé (omniprésent tout au long de ces 50 minutes) est celui de la voix de Nora Keyes qui a remisé ses cris pour des harmonies vocales. Si la demoiselle s’est assagie, d’autres indices ne trompent pas ; l’univers sonore de notre démiurge est toujours aussi étrange. La moindre dissonance, le moindre arpège de clavier ou de guitare dévoile une myriade de détails, un monde incertain et délicat. « J’utilise la musique comme un instrument pour ouvrir d’autres portes de la conscience. J’ai écrit Mysterium Tremens pendant une période de grande souffrance. La musique est devenue un appel aux seules limites de mon esprit capables de m’extraire de ce lieu de douleurs », se rappelle-t-elle. Probablement, cette douleur a infusé quelques tremblements de mélancolie dans ce monde imaginaire sans percussions, en apparence si paisible. Les fantômes que nous voyons en rêve ne sont-ils pas toujours les vestiges du réel, de même qu’ils viennent de l’au-delà pour hanter notre monde ? C’est ce raisonnement d’exalté auquel conduit l’écoute prolongée de Mysterium Tremens. Lorsque le violon de Rebecca Lynn vacille et qu’un tonnerre gronde, troublant le chant limpide de l’inaugural Violet Flames en sorcellerie, on peut ressentir, au choix, l’écho d’une angoisse, d’un crépuscule ou d’un deuil. Cette même menace latente vient contrarier la béatitude apparente de Share With Me This Dream avant que de doux gazouillis d’oiseaux ne reprennent leur règne onirique. Plus loin, White Witch rappelle la singulière humeur gothique (cette fois-ci, plus proche d’Ann Radcliffe que de Bauhaus !) qui envoûtait chez The Centimeters. Avec sa puissance évocatrice et la liberté dont il témoigne, Mysterium Tremens est et restera un disque unique. Même si l’on souhaite que la collaboration de Nora Keyes et du discret artisan Jimi Cabeza de Vaca perdure, on doute que ces deux-là puissent créer un jour un plus beau disque. Mais on ne demande qu’à être surpris… En attendant, on continuera à fouiller dans les jolis brouillons musicaux de Nora Keyes.