Sur la photo promo, on peut voir Lucrecia Dalt tenir une pierre devant ses yeux telle une Reine de Coupes d’un tarot ancien. Son regard concentré semble vouloir percer le secret immémorial de cet élément minéral tangible, et on peut emprunter le sens de cette figure divinatoire sans mal, tellement le sixième album de cette artiste d’origine colombienne, désormais berlinoise, nommé Anticlines représente l’aboutissement éclairé et merveilleux d’une démarche artistique et d’une recherche musicale sensible presque sans défaut, menée de main maîtresse depuis une petite dizaine d’années, en solo ou en collaboration avec, entres autres, Laurel Halo et Julia Holter.
Durant sa vie d’avant, Lucrecia Dalt fut géotechnicienne. A l’écoute de ce nouvel album, nous pouvons légitimement nous demander si, dans une vie encore plus antérieure, elle ne fut pas grande prêtresse d’un culte à mystères autour d’un site mégalithique ancestral. Car ce disque nous propose une révélation de ce que signifie être un humain, à travers une exploration sonore inspirée du monde minéral. Une ambition humble et émouvante de vestale. Au commencement du disque, et donc au bord de l’univers, le titre inaugural Edge déploie sous la tutelle de la créature mythologique colombienne El Boraro (qui terrorise les populations indigènes du bassin amazonien en vidant l’intérieur de leur enveloppe charnelle réduit en pulpe), une évocation des frontières du corps humain de la voix chaude et sans faille de Lucrecia, semblable à un épanchement de mercure liquide dont on ne sait plus s’il sortirait d’une montagne sacrée ou de soi-même : « What am I but an edge? » Son sillon suit les zones d’ombre d’une physionomie déclamée comme le plus sensuel des exercices de sophrologie : « And I would be the breath and I would press against the back of your eyeballs, the root of your spine, the back of your teeth, the small of your shoulders, the inside of your navel, the slippery side of your throat, your vocal chords, your voice box, your Adam’s apple, your cheeks. » On retrouve d’ailleurs la présence de ce vif argent sur le visuel de la pochette de l’album, sous la forme d’une trace coulée qui dévoile les pierres observées et découpe les lettres du titre, tel un pli « anticlinal » donc, qui décrit l’antiforme convexe créée par la poussée de jeunes strates géologiques autour d’un cœur de pierre plus ancien. Ce cœur où se mêlent les éléments naturels avec confusion comme dans les mots dits de Tar — écrits à quatre mains comme le reste des textes du disque avec Henry Andersen — (« passing from air into water into honey into tar ») et comme dans la plupart des autres titres dont les sons ont tous une qualité évocatrice certaine, mais une provenance plus incertaine (synthétiques ? concrets ? organiques ?), nous plongeant dans un magma musical sensible et lent où le son des pierres se confond de façon séduisante et hypnotique avec le rythme de la respiration, ou celui des battements du cœur. Les cinq sens s’enchevêtrent avec les quatre éléments. Le minéral fond visuellement dans la vidéo signée Charlotte Collin et Jonathan Martin qui accompagne Edge. C’est une musique d’intérieurs où la chambre d’écho pourrait être tout autant corps humain, que montagne ou cave. La matérialité du monde géologique devient mystique dans Axis Excess avec le tintement régulier d’un pendule ou d’un glas. Les bleeps en boucles incessantes d’Analogue Mountains semblent enfin achever l’aventure « alpine et non-euclidienne » du Mont analogue de René Daumal. La qualité littéraire du travail est à souligner, dans une poésie très ancestrale et très contemporaine à la fois, comme si l’ermite de la montagne récitait une liste de numéros atomiques écrits par une intelligence artificielle enfin dotée de sensibilité. Pas étonnant que soient citées comme sources d’inspiration The Thing de Dylan Trigg, Cascade Experiment d’Alice Fulton, et Wretched of the Screen de Hito Steyerl. On pense aussi à la création radiophonique Du point de vue des pierres de Nova Materia, Tristan Garcia et Lætitia Sadier qui retraçait la vie d’une pierre via Reclus, Gracq ou Caillois. Musicalement, impossible de ne pas penser dans la diction à Laurie Anderson ou Robert Ashley et dans la vision, à la pythie grecque moderne, Léna Plátonos ou encore celle des Fragments pour Artaud de Pierre Henry. C’est un disque substantifiquement essentiel dont on pourrait énumérer inlassablement les sources et les réverbérations. Comme toute grande artiste, Lucrecia Dalt est pédagogue et nous en délivre de nombreuses clés dans sa collection de mix intitulée « Pli », à écouter absolument pour tous ceux qui souhaiteraient prolonger le plaisir procuré par Anticlines.