Des premières années cruciales et influentes du label Creation avec The Loft et The Weather Prophets jusqu’à son grand retour, dans les années 2010, à ce format de la chanson classique et intemporelle dans lequel il a toujours excellé, Pete Astor a traversé avec une classe inaltérable quatre décennies au service de son art. Quelques jours après la sortie du remarquable One For The Ghost et à la veille d’un concert privé parisien organisé par Life Is A Minestrone le samedi 7 avril, nous avons recueilli ses propos.
Tu viens de publier ton nouvel album, One For The Ghost (2018), deux ans à peine après le précédent. Ton rythme de travail semble s’être considérablement accéléré, comparativement à ce qu’il était dans les années 1990 ou 2000.
C’est vrai. J’ai commencé à composer ces nouvelles chansons début 2017 et tout s’est enchaîné très rapidement. L’enregistrement surtout : nous avons tout bouclé en quelques semaines : dès que nous avons fini de répéter un morceau, nous avons filé en studio pour l’enregistrer quasiment dans les conditions du live. J’avais besoin de prolonger l’expérience très spontanée de la scène.
La dernière fois que nous nous étions parlé, tu m’avais dit que tu concevais souvent un album par réaction au précédent. Cela ne semble pas être le cas cette fois-ci.
Tu as raison. Spilt Milk (2016) était né de mon envie de retrouver un son plus électrique après l’expérience acoustique de Songbox(2011). Mais One For The Ghost a plutôt été conçu dans la continuité de la tournée précédente. J’avais envie de continuer à creuser le même sillon, mais en améliorant un certain nombre d’éléments, en les développant davantage.
Quels éléments plus précisément ?
Il y a eu toute une période dans ma vie où j’avais aussi du mal à supporter ma voix. Au début du siècle, je me projetais toujours dans l’avenir comme musicien, mais je ne me voyais plus endosser le rôle de chanteur et de performeur. Je me suis donc réorienté vers une forme d’expression plus instrumentale en utilisant les nouvelles ressources des techniques électroniques avec The Wisdom Of Harry. Les choses ont commencé à changer il y a environ dix ans et,à partir de 2016, j’ai eu l’occasion de remonter sur scène avec un groupe et de chanter en public très régulièrement, ce qui ne m’était plus arrivé depuis très longtemps, du moins pas à cette fréquence. Dans ce contexte, j’ai redécouvert des sensations et des plaisirs que j’avais un peu oubliés. C’est difficile à expliquer précisément, mais je crois que cela a contribué à modifier aussi mon rapport à l’écriture : les chansons du nouvel album sont différentes parce que je les ai composées en même temps que je chantais, et non pas en travaillant dans mon bureau sur des textes ou des articles académiques. Pour Songbox, par exemple, toutes les paroles avaient été rédigées au préalable et je les avais mises en musique dans un second temps. La dynamique et le résultat sont totalement différents.
Au-delà des sensations que tu dis redécouvrir, ces dernières années ont été particulièrement prolifiques sur le plan de l’écriture. Comment l’expliques-tu ?
Et encore, tu ne connais que la partie émergée de l’iceberg ! Pour ce nouvel album, j’avais composé une trentaine de chansons et j’ai fini par n’en retenir que les dix meilleures. C’est sans doute lié à une conjonction d’éléments très différents. C’est la vie, quoi. Il y a en tous cas un moment où j’ai clairement pris conscience qu’écrire des chansons, c’était ce que j’aimais faire et ce que je devais faire. Je l’ai vraiment ressenti comme une forme d’épiphanie ou de révélation mystique. Un peu comme si j’avais fini par accepter mon destin au lieu de chercher à le contrarier ou à l’infléchir. Auparavant, j’avais l’impression de ne pas avoir le choix. C’est très différent d’écrire des chansons parce que c’est la seule chose qu’on sait faire et de se consacrer pleinement à cette activité parce que l’on considère que c’est vraiment sa vocation. Depuis quelques années, j’ai donc opté pour la seconde option.
Tes activités d’enseignant ont-elles modifié ton propre rapport à l’écriture ?
C’est difficile à dire. La plupart du temps, j’enseigne le songwriting à l’université sous forme d’ateliers. Ce ne sont pas des cours magistraux ou des conférences abstraites. Mais le fait d’avoir à réfléchir sur les chansons des autres ou d’écrire des articles académiques sur ce thème a certainement participé à cette prise de conscience que j’évoquais à l’instant. C’est également ce qui m’a amené non seulement à me dire que c’était vraiment l’essentiel de ma vie mais aussi à mieux accepter mes particularités et mes limites. J’ai récemment lu un texte de Philip Larkin qui m’a beaucoup marqué dans lequel il explique que, très tôt, il a réussi à comprendre qu’il devait s’efforcer d’écrire les poèmes qu’il se sentait capable d’écrire et non pas ceux qu’il estimait devoir écrire. C’est quelque chose que je n’ai réussi à comprendre que très tard dans ma vie et qui a constitué une véritable révélation. Je sais bien que One For The Ghost n’est pas l’album le plus novateur ou le plus cool de l’année. Je suis un grand fan de Baxter Dury, de Frankie Cosmos ou de Metronomy. J’adore le nouvel album de Tracey Thorn. Tous ces artistes utilisent des synthés et des boîtes à rythme et moi pas. J’ai fini par me dire que ce n’était pas grave. Je resterai toujours un peintre figuratif et ça ne sert à rien que j’essaie de jouer les artistes conceptuels.
Dans le texte de présentation qui accompagne ce nouvel album, tu racontes que le titre te serait venu en tête un soir où tu as décidé de servir, en plus du tien, un verre de vin supplémentaire destiné aux absents. L’anecdote est-elle authentique ?
En tous cas, j’aime bien le principe ! Vider une bouteille de vin en commençant par verser un verre pour les fantômes, c’est excellent pour la santé des vivants. Plaisanterie à part, il en va de cette anecdote comme du reste de mes paroles. Il y a un peu de vrai, mais ce n’est sans doute pas la vérité pleine et entière. J’ai aussi affirmé qu’il s’agit en réalité d’une vieille tradition andalouse. Honnêtement, je n’en ai aucune idée mais je trouve l’idée tellement séduisante qu’elle mériterait d’être vraie.
Dans tes nouvelles chansons, on croise un certain nombre de personnages historiques : Oscar Wilde, Fred Astaire par exemple. On en trouvait aussi dans les chansons de The Weather Prophets comme Like Frankie Lymon. Quel rôle jouent ces personnages dans tes chansons ?
Bonne question ! Je n’y avais jamais pensé mais c’est vrai qu’il y en a un paquet. Ce sont souvent des références aux icones des années 1950 ou 1960. Ils m’aident à planter le décor en quelque sorte, comme une toile de fond culturelle qui donne une atmosphère familière, en tous cas pour les gens de ma génération.
Sur la chanson Injury Time, tu files une métaphore footballistique. Je ne t’imaginais pas forcément fan de ce sport…
À tort ! Quand j’avais onze ou douze ans, j’étais totalement obsédé par le foot. Et puis j’ai découvert la musique et j’y ai trouvé, avec un grand soulagement, un univers où j’ai pu m’éloigner des stéréotypes de la virilité ostentatoire. En écrivant cette chanson, j’ai donc redécouvert avec plaisir des images qui trainaient dans ma tête depuis cette époque et qui n’avaient jamais disparu avec le temps.
Comme pour Spilt Milk, tu as enregistré cet album avec des musiciens beaucoup plus jeunes que toit : James Hoare (Veronica Falls, Proper Ornaments) ou la section rythmique de The Wave Pictures. Le fossé des générations n’a pas posé de problème ?
Non, pas du tout. Je crois que c’est symptomatique de notre époque où la dimension linéaire de l’histoire de la musique a presque complètement disparu. Toutes les références sont immédiatement accessibles à tout le monde, quelle que soit la génération. L’idée de rupture ou d’opposition entre les styles et les âges n’a plus du tout la même importance qu’à mes débuts. Quand je travaille avec ces jeunes musiciens, j’ai l’impression que nous partageons les mêmes références.
Tu as fini par atterrir chez Tapete Records, un label qui accueille beaucoup d’artistes de ta génération. Y en a-t-il que tu connaissais à l’époque et avec lesquels tu es resté en contact ?
Oui, c’est la maison de retraite des vieux fans du Velvet ! Je ne sais plus qui a trouvé l’expression, mais elle me paraît parfaitement adéquate. Je connais quelques uns des pensionnaires, c’est cool. Je discute encore avec Lloyd Cole de temps en temps. Robert Forster aussi. Je croise régulièrement Stephen Duffy. J’ai participé au concert de commémoration du quinzième anniversaire de Tapete en novembre dernier, et c’était vraiment très chaleureux et revigorant.
À propos de concerts commémoratifs, tu as aussi joué il y a peu de temps avec d’autres groupes de l’époque pour les trente ans de la compilation C86. Avec le recul, quelle est selon toi la contribution majeure des groupes de cette génération dont tu faisais partie à l’histoire de la musique ?
J’ai coutume de raconter que j’ai pris conscience de l’importance de l’héritage que nous avons laissé le jour où j’ai été voir le concert d’Oasis à Knebworth en 1996. Nous avons tous embarqué dans le bus spécial affrété par Creation. Nous nous sommes installés dans la zone VIP. Rectification : nous étions dans un carré VIP spécial, isolé du reste de l’espace VIP ! Il y avait du champagne partout et toutes les drogues que tu peux imaginer. Et puis cette foule de plusieurs centaines de milliers de spectateurs massée à l’extérieur de la tente. C’était très étrange, complètement irréel. Et puis, je commence à regarder le concert et, tout d’un coup, je me suis dit : “Merde, mais on dirait les putains de Servants !” Le plus grand groupe de rock du monde ou de l’univers ou je ne sais quoi sur scène pour le plus grand concert de l’histoire et les mecs sont plantés là sans bouger d’un pouce ! Et c’est entièrement ma faute en plus, c’est ça notre héritage ! Nous étions de très mauvais groupes de scène avec de bonnes chansons. Malheureusement, nous n’avons réussi à transmettre que le premier des deux éléments à la génération suivante, celle qui a connu le succès.