La réédition en 2013 de Dragging A Dead Deer Up A Hill fera certainement figure, cinq ans après sa parution initiale, de non-événement. Cela conviendra à ravir à tous ceux qui veulent garder intime cette musique aussi subtile qu’essentielle. Surtout, il s’agira du plus bel hommage rendu à la musique de Liz Harris, elle-même empreinte de passivité, comme une ode au retrait, à l’inaction et aux sensations. On en voudrait presque à la chanteuse d’intenter un quelconque discours narratif, tant l’essentiel ici, relève du monde du suggéré. Bien avant qu’Animal Collective ne s’entiche de sa sensuelle évidence, la musique de Liz Harris méritait déjà l’attention. Elle s’était inventée tout un monde, une mythologie de l’étrange, où des créatures à demi-mortes se laissaient caresser par un vent métaphysique (Second Wind/Zombie Skin). Même si on l’imaginait alors comme une musicienne purement expérimentale, Liz Harris était déjà une artiste folk, en un sens bien plus proche de Vashti Bunyan que de Sunn O))). Au milieu des années 2000, Liz Harris fait paraître un premier CD-R (Grouper) aussitôt suivi de Way Their Crept (l’autre chef-d’œuvre paru en 2005 sur Free Porcupine Society) qui reprend la plupart de ses titres.
La singularité de la musique de Grouper éclate alors dans toute sa splendeur. Elle se cale sous les genres shoegazing, lo-fi et drone, avec le caractère déjà intimiste et cette prose panthéiste qui fait songer à un folk mutant et moderne. En 2007, un rapprochement encore plus évident se fait avec le style folk. Liz Harris rejoint Rob Fisk (l’un des membres fondateurs de Deerhoof), Glenn Donaldson, Pete Swanson (Yellow Swans), Tom Carter (Charalambides) et Ben Chasny (Six Organs Of Admittance, Comets On Fire) le temps d’un album de Badgerlore (l’excellent We Are All Hopeful Farmers, We Are All Scared Rabbits). Au sein de ce super-groupe expérimental et évidemment culte du freak folk – comme on dit alors –, c’est encore Liz Harris qui ravit l’esprit avec ses ambiances élégiaques et paisibles, comme sur la très reconnaissable Whichever. Toujours en 2007, le merveilleux Cover The Windows And The Walls poursuit cette mue sonore et convoque des guitares acoustiques ou légèrement électrifiées perdues sous un déluge de réverbérations. C’est enfin avec Dragging A Dead Deer Up A Hill que le style de Grouper atteint, sous cette nouvelle forme, une maturation proche de la perfection. Ici, les accords prennent souvent le pas sur les nappes de bruits somnambules (Heavy Water/I’d Rather Be Sleeping).
Sans toutefois perdre leur charme éthéré et leur ton élégiaque (comme en témoigne la sublime ouverture Disengaged), les chansons de Grouper deviennent également plus sobres et des mélodies vocales bercent l’esprit ravi d’une lumière parfois plus sereine (Invisible et ses vocalises de cathédrale). En quarante-cinq minutes et douze chansons (enregistrées la même nuit, selon la légende) qui s’écoutent comme un seul et même titre, Liz Harris a tissé un rêve étrangement accueillant, délicatement hanté par un cortège de divinités naturalistes. Depuis ce riche millésime 2008 – comme le confirme la parution concomitante de The Man Who Died In His Boat, collection d’inédits enregistrés au même moment que les titres de Dragging A Dead Deer Up A Hill –, Liz Harris a connu le lot de tous les véritables créateurs : celui d’engendrer de nombreux copistes. Les plus talentueux que sont Lee Noble, Topaz Rags et Inca Ore fournissent de très honnêtes palliatifs à la musique de Grouper sans jamais égaler l’état de grâce de Dragging A Dead Deer Up A Hill. La demoiselle de Portland elle-même semble depuis peiner à renouveler son art. Il faut bien avouer que le dernier Violet Replacement (2012) ou le projet mené à quatre mains avec Jesy Fortino sous l’alias de Mirrorring (très agréable, au demeurant) sonnent parfois comme une moindre redite de ces splendeurs passées.