Comme je l’ai déjà dit ici dans un article ou dans mon top 2017, ou là-bas, à quelques rares Français croisés à son live, pas loin du lavabo bleu ou dans l’affable fumoir tagué de l’International – les chansonnettes de Giorgio Poi, bricolées à la Mac DeMarco entre deux vaisselles et une machine à laver, font partie de celles qui revisitent et surtout revitalisent la « it-pop » ou, si l’on préfère, l’italo-indie. Pour situer Giorgio, on y entend du Teenage Riot (Le Foto Non Me Le Fai Mai), du Connan Mockasin (période pas mal, autrement dit jusqu’au premier album) quand ça vire psyché lent et planant, ou du Enzo Carella relifté par Kevin Parker. Et la voix aiguë, irritante pour qui n’aime pas, à la Vasco Rossi des débuts. D’ailleurs, son groupe d’avant, à Poi, s’appelait Vadoinmessico, un clin d’œil explicite au rockeur italien préféré des cuirs portant le casque – aussi bouleversant qu’il ait pu être, aujourd’hui, Vasco Rossi, il vaut mieux l’avoir en moto. Sur le disque Fa Niente (« ça fait rien »), on entend surtout la tambouille d’un Giorgio pop qui ne fait non pas rien mais, en même temps qu’il n’en fait qu’à sa tête, prolonge l’héritage des génies compatriotes bien mixé à un feeling pop lo-fi à priori plus anglo-saxon et moins moderne que sans âge. En plus, le mec a le don de raconter des banalités ou des absurdités (« Je suis allé manger/mais le cuisinier est bourré/et le serveur est un espion »), en faisant en sorte qu’il se passe un truc qui n’ait rien à voir avec des émotions plates qui le rangeraient dans la catégorie naze des « chansons sympas », trop étrange qu’il est pour être passe-partout. Si on peut même ajouter un « h » à « it-pop », entendons-nous bien : il s’agit donc de hits du genre instantanés de poches comme on aime à en garder secrètement ou à partager entre personnes de confiance, à l’instar de Paracadute, qui veut dire « Parachutes » et qui est… à tomber. Des compositions fragiles et maladroites comme des brouillons élaborés entre deux vaisselles et une machine à laver les oreilles des lourds machins radiophoniques que l’Italie avaient souvent tendance à matraquer, y compris quand on voulait autrefois se tourner, le cœur débordant de bonne foi et de curiosité excitée, vers « la nouveauté pop italienne » et qu’on se rendait vite compte qu’il était plus sage de faire revenir sur la platine les yeux fermés un bon vieux Dalla, un Radius ou un Carboni d’une cuvée de n’importe quelle année. C’est un temps révolu ! Giorgio Poi s’est fait une belle place, pas encore au soleil, mais au rayon « indie italienne », avec d’autres personnages à l’âme sensible, d’ailleurs souvent liés de près ou de pas très loin à Bomba Dischi, label plein de valeurs sûres et, comme son nom l’indique, sûr de sa valeur. Phoenix ne se sont pas trompés : en plus des recommandables Pop X et Coma_Cose, ils ont demandé à Poi d’ouvrir leurs concerts en Italie et le même grand Giorgio vient jouer deux fois d’affilée ce soir et demain à la Gaité.
Le temps d’écluser quelques verres à l’International, on avait échangé des clopes et des mots, entrecoupés par des passages incessants d’Italiens qui venaient parler en italien, de Français qui venaient parler en anglais, et d’Anglais qui venaient parler en Français alors que l’Inter ressemblaient plutôt ce soir-là à un rade qui aurait changé de nationalité et qui se serait délocalisé ; il y avait aussi des allers-retours pour remballer le matériel, signer des papiers, régler la lumière bleue des lavabos et tout un tas de bordel mais, bref, fa niente, intervista.
Depuis quelques temps, il se passe vraiment quelque chose au niveau de la scène indie italienne. L’année 2017 a été riche en sorties de qualité : de Germano à Edda, de Colapesce à Colombre, en passant par ton album. Comment tu expliques cette espèce d’émulation collective et de créativité qui intervient un peu au même moment ?
Giorgio Poi : « Étant en plein dans cette période, que je qualifierais d’assez historique, c’est vrai, sans vouloir lui donner une valeur disproportionnée, c’est difficile pour moi de prendre du recul, littéralement. Je pense qu’il se développe un nouveau mode d’écrire en italien, ce qui était peut-être moins le cas il y a encore quelques années, oui. Ce qu’il y a de positif aussi, c’est que chaque artiste propose quelque chose de différent, chacun développe sa singularité. »
J’ai l’impression malgré tout que ça interpelle un certain public encore trop restreint, non ?
Giorgio Poi : « On a évidemment des scènes où l’on peut se retrouver, des revues ou des blogs qui mettent en avant ce qu’on peut proposer et un public qui nous suit, c’est enthousiasmant. Mais disons que la musique que je fais – ou celle de cette « scène » – n’est pas diffusée dans les radios les plus imposantes. Ce n’est pas un son qu’ils peuvent passer, je ne sais pas trop pour quel motif bizarre mais voilà, c’est un son différent ; peut-être qu’un jour ça changera mais pour le moment c’est sûr que ça reste complexe. »
C’est bizarre, oui. Il y a un mot italien que je trouve amusant c’est « orecchiabile » pour dire qu’un morceau est « écoutable » ou « audible », plus exactement qu’il est OK ou agréable, au sens où ce n’est pas du raffut ou un truc complètement inaccessible (par exemple : en reprenant cette expression, un disque comme Metal Machine Music n’est pas très « orecchiabile »). Ce que tu fais – ou sur le même label que toi, Germano – c’est pas de la musique « compliquée », pas forcément plus que des artistes qui font partie du patrimoine et que toute génération confondue connaît et apprécie (exemple : en Italie, à peu près tout le monde – des enfants jusqu’au troisième âge – adore Rino Gaetano ou, pour faire plaisir au lectorat français, Lucio Battisti).
Giorgio Poi : « C’est sûr que ce n’est pas forcément le genre de musique qui passerait spontanément dans la playlist de ce qui se fait entendre au grand public. Après, tu sais, ce qu’on fait reste quand même assez tordu pour pas mal d’Italiens, hein ! En tout cas, le bon point, c’est qu’il y a en Italie, je crois, un regain d’attention particulière portée à la musique. Peut-être aussi qu’il y a des gens qui en ont marre de tourner en rond et d’écouter des coquilles vides. Le « chanteur » intéresse peut-être un peu moins. Battisti n’était pas un chanteur au sens « chanteur », Battiato non plus, ce n’est pas un chanteur, c’est autre chose, il a sa voix, il a son style spécifique, il a son monde, c’est au-delà du « chanteur ». En réalité, moi, en tant qu’auditeur, savoir qui est un grand chanteur, un grand guitariste ou un grand batteur, j’en ai rien à foutre mais alors vraiment rien du tout ! Moi ce qui m’intéresse, c’est de ressentir qu’il y a une création sincère, et qu’elle fasse naître en moi des émotions profondes. Après, bien sûr, si tu chantes bien, ça m’intéresse. Mais ce qui m’intéresse avant tout, c’est l’âme. »
En France, j’ai l’impression que de plus en plus de gens s’intéressent à Calcutta par exemple : même en ne comprenant pas ce qui est chanté, ça peut marcher quand même.
Giorgio Poi : « Oui, personnellement, je travaille comme ça, c’est de cette façon-là que je vois les choses. Quand je compose, le texte intervient toujours à la fin : si ça marche sans parole, c’est que ça peut marcher avec paroles. Je ne me prends pas pour un écrivain, le plus important c’est la mélodie. »
Tu te sens plus chanteur qu’auteur ?
Giorgio Poi : « Je me sens musicien. »
Pardon, c’est une question un peu bateau, mais c’est vrai qu’en France, il y a cette distinction, entre « chanteur/chanteuse à textes » et « chanteur/chanteuse pop » ; en Italie, c’est pareil, d’ailleurs, il y a le terme « cantautore »/ « cantautrice » (qui serait un mot-valise englobant « chanteur »/ « chanteuse » et « auteur »/ « auteure »). Je trouve, par exemple De André plus riche en termes de mélodies et d’arrangements qu’un Brassens (le premier a, par exemple, repris Le Gorille du second, d’où rapprochement).
Giorgio Poi : « Moi, j’aime bien Brassens même si je ne comprends pas ce qu’il raconte ! »
Christophe, tu connais ?
Giorgio Poi : « Non, jamais écouté ! »
Il a chanté en italien : l’adaptation de ses propres morceaux et d’autres originaux comme Adesso Si Domani No, superbe.
Giorgio Poi : « Je le note, je vais écouter ! »
Quand tu fais Fa Niente, tu recherches quoi exactement ? T’inscrire dans une tradition de chanson pop italienne ou amener sa musique dans une autre dimension ?
Giorgio Poi : « Les deux, en réalité. Porter la musique italienne vers une autre dimension, ça veut dire s’inscrire dans quelque chose d’existant que tu peux difficilement contourner. Tu fais ce qu’il te vient de faire, l’instinct te fait suivre ce que tu désires au fond. »
Honnêtement, ton groupe Vadoinmessico, c’était quand même un hommage à Vado Al Massimo, non ?
Giorgio Poi : « Un jour, j’ai vu la phrase inscrite sur un bus, c’était tagué. Mais c’est sûr que la personne qui a écrit ça pensait certainement à Vado Al Massimo de Vasco Rossi ! »
Ta voix me fait un peu penser à la sienne, des débuts en tout cas et sur certaines chansons où la réverb est utilisée…
Giorgio Poi : « Il doit y avoir quelque chose. Je ne te cache pas que j’aime beaucoup ses premiers disques. »
C’est important pour toi de travailler en conservant des moyens limités ?
Giorgio Poi : « J’aime bien faire ça comme ça, c’est sûr. Je n’ai pas beaucoup de micros, pas beaucoup de moyens. Peut-être que la prochaine fois j’enregistrerai la batterie différemment, en studio. J’aime ce genre de son, mais bien sûr ça peut se faire à un plus haut niveau, quand tu as tous les micros qui s’accordent, sans perdre l’âme de ce que tu veux faire, ça peut clairement donner un beau résultat. »
Un artiste que j’apprécie beaucoup c’est Iosonouncane : pour moi, Die, c’est l’un des albums les plus aventureux de la pop italienne de ces dernières années. Vous pourriez envisager de travailler ensemble ?
Giorgio Poi : « Il est bon, il est bon ! On s’est rencontrés il y a pas mal de temps déjà. On devait faire un morceau ensemble mais on y est pas encore arrivé. En plus, je vais souvent à Bologne, où il habite, mais il est toujours occupé à faire tout un tas de trucs, mais je pense que cette année, on devrait pouvoir y parvenir. Patience. »
Pour le prochain album ?
Giorgio Poi : « On verra. Pour le moment, j’ai des morceaux mais entre-temps, je produis le disque d’un autre artiste qui s’appelle Francesco De Leo (sorti depuis, l’excellent La Malanoche) ; il est très fort, il écrit très bien. Je fais la musique, il écrit les chansons, il chante. »
Un mot sur Paracadute ?
Giorgio Poi : « Alors, c’est ma préférée. Mais quand je la joue live, je remarque que ce n’est pas celle qui provoque le plus de réactions. Ça raconte une journée insensée. Je l’ai écrite très rapidement, elle est sortie toute seule. »
Ce soir, tu as repris Ancora Ancora Ancora, chef-d’œuvre de Mina. Tu te spécialises dans les reprises de chansons interprétées par des femmes, on dirait – tu avais déjà fait la cover du Mare d’Inverno de Loredana Bertè.
Giorgio Poi : « C’est une très belle chanson, Ancora Ancora Ancora, je l’écoute souvent. Mais oui, c’est vrai que je reprends plus volontiers des morceaux chantés par des femmes. Mais je serais incapable de te dire pourquoi ! »
Et sinon comment tu t’es retrouvé à jouer avec Phoenix ?
Giorgio Poi : « En fait, Laurent Brancowitz m’avait écrit parce qu’il avait aimé le disque, qu’il avait écouté avec sa femme. On s’est rencontrés puis on s’est vus à plusieurs reprises, on s’est très bien entendus. De mon côté, j’aimais déjà beaucoup leurs albums, j’étais – et je suis encore – évidemment flatté. »
Tu aimes Ti Amo malgré les aspects « clichés » sur l’Italie ?
Giorgio Poi : « J’adore ce disque. Les « clichés », comme tu dis, c’est conscient de leur part et, personnellement, ça ne me pose aucun problème. Je ne pense pas qu’il faille être un profond connaisseur de l’Italie pour écrire un disque qui s’en inspire. A partir du moment où la recherche musicale devient trop maniaque sur certains points, tu n’es plus un artiste, mais un archéologue. »
Poi, Paracadute :
Poi, L’Abbronzatura :
Poi, Acqua Minerale :
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