Un tel émerveillement est devenu trop rare pour qu’on puisse le négliger. En découvrant pour la première fois l’an passé Broken Flowers de Nev Cottee (2017), les traces fugitives de quelques très vieux souvenirs sont remontées à la surface : des réminiscences précieuses de ces instants enfouis, ceux des premières écoutes inoubliables en 2001 d’un mini-album signé Richard Hawley. En remontant simultanément les fils de la mémoire et de la discographie, jusque là inconnue, de Nev Cottee, l’analogie avec la trajectoire du natif de Sheffield s’est peu à peu imposée comme une évidence : une éclosion survenue tardivement, la trentaine bien tassée, après des années de formation passées dans l’ombre du collectif au sein de groupes plus ou moins anecdotiques et balourds (les Longpigs pour Hawley, Proud Mary pour Cottee) ; une même propension à produire une musique totalement déconnectée de son époque et de ses origines géographiques ; deux voix sombres et originales dont les vibrations graves résonnent en écho aux arrangements classiques et moelleux qui leur servent de toile de fond idéale. Enfin, une même capacité à rivaliser d’entrée de jeu avec les grands maîtres d’un passé trop souvent confiné aux seuls encarts des annonces de rééditions et autres rubriques nécrologiques : Leonard Cohen, Lee Hazlewood, on en passe et des pires. Et puisque cet amour est nécessairement fait pour durer, il fallait bien dissiper, à l’occasion d’un concert parisien, quelques uns des mystères de ce surgissement merveilleusement incongru.
Quelle relation entretiens-tu avec ta ville natale ?
Je suis né et j’ai grandi dans la banlieue de Manchester. Je me suis installé en centre-ville il y a une vingtaine d’années environ. Quand on vit les choses de l’intérieur, on a toujours tendance à les considérer comme une évidence. La musique a donc toujours fait partie de mon environnement et même de ma vie personnelle. J’ai commencé à écrire des chansons quand j’avais douze ans. Ce n’est que quand je me suis mis à voyager régulièrement que j’ai pris un certain recul et que j’ai réalisé à quel point cette ville pouvait vraiment être très particulière. Entre quatorze et vingt-quatre ans, j’ai pu ressentir à quel point Manchester était imprégnée de toutes ces vibrations musicales. C’était la grande époque de la Haçienda et de l’émergence de la culture rave. Ça n’a jamais été trop mon truc : j’ai toujours été plutôt un rocker. Mais il y avait forcément quelque chose de fascinant et d’excitant à découvrir en temps réel tous ces nouveaux groupes du coin : les Stone Roses, les Happy Mondays. Quel que soit mon style musical, je porte en moi une partie de cette histoire et de cette culture locale qui remonte même aux Buzzcocks ou à Joy Division. En réalité, je crois que tout cela est lié au climat. (Rires)
Je me trompe peut-être, mais tes références semblent être plutôt américaines.
Il peut y avoir un côté un peu fermé et traditionaliste au mauvais sens du terme dans certains aspects de la scène musicale de Manchester. J’ai toujours eu des goûts assez éclectiques, même si je ne renie en rien mes origines. J’aimerais bien faire plus original, mais j’ai toujours été un grand fan des Rolling Stones. Pendant presque vingt ans, j’ai traîné dans des groupes de rock en rêvant de pouvoir devenir Keith Richards. J’ai toujours été fasciné par le son de la scène west coast américaine de la fin des années 1960 : les Byrds, Neil Young, toute la scène de Laurel Canyon. Le fait que Graham Nash ait réussi à s’y imposer alors qu’il venait de Manchester était bien sûr un élément important. Mais pendant très longtemps, tous ces fantasmes très lointains me semblaient complètement inaccessibles. Je croyais naïvement qu’il fallait habiter à Los Angeles pour pouvoir composer ce style de musique. Voilà, ce sont mes toutes premières racines musicales. Ensuite, j’ai poursuivi mon propre parcours.
Tu as commencé ta carrière en jouant dans plusieurs groupes, notamment Proud Mary. Qu’as-tu retiré de ces étapes de ton parcours ?
Sur un plan musical, ce que nous faisions dans le groupe n’avait vraiment pas grand-chose à voir avec mes disques solos. C’est une période de ma vie dont je garde d’excellents souvenirs : nous étions jeunes, nous avions un contrat avec une maison de disques, nous jouions en concert presque tous les soirs, nous nous bourrions la gueule à la même fréquence. (Rires) C’est une expérience qui relève davantage d’un style de vie que de la création musicale à proprement parler. C’est ce qui la rend difficilement tenable dans la durée. Je ne peux même pas imaginer aujourd’hui que je puisse absorber les mêmes quantités d’alcool sans m’évanouir avant la fin de la soirée. Disons que, au bout d’un moment, ça m’a permis de comprendre ce que je ne voulais plus faire, passé un certain âge. C’est la vie, quoi !
J’ai du mal à croire que tu ne te sois jamais imposé comme chanteur dans aucun de ces groupes, alors que ta voix est vraiment très particulière. Comment ça se fait ?
J’ai toujours écrit des chansons, mais pendant très longtemps, je composais les parties vocales dans un registre plutôt aigu. Ce n’est qu’il y a cinq ou six ans, quand j’ai enregistré mon premier album, que j’ai commencé à explorer les graves. Même les démos de cet album étaient encore perchées dans les aigus. Ce sont les producteurs, Mason Neely et Carwyn Ellis, qui m’ont suggéré d’essayer un autre genre d’interprétation. Petit à petit, ils m’ont aidé à trouver mon style et à me sentir à l’aise dans ce registre beaucoup plus grave. Ce n’était pas du tout évident de chanter si bas au départ. Pendant des années, j’avais essayé d’interpréter les chansons des Beatles que je passais sur l’autoradio dans ma voiture et je ne comprenais pas pourquoi je n’y arrivais jamais. Tout ce temps pour découvrir ma voix, tu te rends compte ? Globalement, il m’a fallu beaucoup de temps pour comprendre à quoi j’étais bon. Trop longtemps.
Au moment de la sortie de ton premier album, il me semble avoir lu que tu te définissais comme un songwriter plutôt lent et peu productif. Tu as tout de même réussi à en publier deux autres en moins de cinq ans : ton rythme de travail s’est-il accéléré ?
Cela fait partie du même processus. Pour Stations (2013), mon premier album, j’avais mis cinq ans à composer neuf morceaux. Pour Broken Flowers (2017), j’en avais presque vingt en stock, et je n’en ai retenu que la moitié à peine. C’est comme si toutes les portes s’étaient ouvertes d’un seul coup, une fois que j’ai compris quel était mon style. Je crois qu’auparavant, je m’imposais des normes trop restrictives, un peu comme si j’essayais à tout prix d’écrire des chansons qui seraient susceptibles de correspondre aux standards du rock, qui pourraient être interprétées par un groupe à guitares. A partir de ce moment-là, j’ai décidé de ne plus me soucier de la façon dont mes chansons pourraient être transposées sur scène et de réfléchir uniquement d’un point de vue esthétique. Je me suis senti libéré. J’ai essayé de m’inspirer des exemples de Tom Waits ou de Leonard Cohen, sans plus m’imposer de limites préconçues. Avant, je me serai dit : » Non, je ne peux décemment pas enregistrer un morceau ou je parle pendant huit minutes. Ce serait ridicule. » Maintenant, je n’en ai plus rien à foutre ! (Rires)
Est-ce que tu as aussi modifié tes méthodes de travail ?
C’est difficile de généraliser mais, depuis quelques années, j’ai tendance à m’isoler loin de chez moi pour mieux me concentrer sur le songwriting pendant une période suffisamment longue. J’étais parti en Inde pour préparer Broken Flowers. Cet hiver, je suis allé en Espagne. C’est aussi une bonne manière de fuir les hivers de Manchester dans des régions plus clémentes. Psychologiquement, cela m’aide à me mettre aussi dans de bonnes dispositions. Comme beaucoup de gens, j’imagine, j’ai des sentiments très ambivalents à l’égard de mon pays natal et je n’apprécie jamais autant l’Angleterre que quand je suis à l’étranger. L’intérêt du voyage est toujours double : découvrir une nouvelle culture mais aussi prendre un peu de distance avec le pays natal et remettre les choses en perspective. J’aime bien redécouvrir mon pays à partir du regard que les étrangers portent sur lui. C’est souvent plus éclairant que de vivre les choses de l’intérieur. Quand je suis en Angleterre, j’ai un peu l’impression d’être submergé par le déferlement d’événements et d’actualités. Je n’arrive pas à avoir les idées claires.
Les arrangements de tes chansons sont en général assez élaborés : as-tu suivi une formation classique ?
Non, pas du tout. Je ne sais même pas lire la musique. Je travaille uniquement à l’oreille. Sur cet album, j’avais vraiment envie d’introduire de longs passages instrumentaux et de laisser une place équivalente à l’émotion musicale et à la poésie des paroles. C’est un équilibre que j’aime bien. Les démos étaient souvent un peu bizarres parce que, pendant quatre minutes, je me contentais de plaquer le même accord de guitare. Quand Mason et Carwyn, mes collaborateurs, les ont écoutées pour la première fois ils ont été un peu surpris ! (Rire.) Je leur ai expliqué que j’avais déjà des arrangements en tête mais que j’avais besoin de leur aide pour les jouer et les mettre en forme.
A propos de ces arrangements, tu as souvent dit que John Barry était une de tes références majeures. Je trouve que certains titres, notamment Be On Your Way, ressemblent beaucoup à du Gainsbourg. Je me trompe ?
Non, pas du tout. Merci, je le prends comme un compliment. Je suis un grand fan de Serge et j’adore le travail qu’il a fait avec Jean-Claude Vannier sur Histoire De Melody Nelson (1971). Pour la chanson à laquelle tu fais référence, nous nous sommes largement inspirés des arrangements d’Hôtel Particulier, avec ces guitares électriques et des cordes très stridentes qui viennent ponctuer le rythme. A moins d’être un génie, il faut toujours mieux s’inspirer de quelqu’un pour tenter de recréer un peu de la magie passée. Morricone est aussi un grand point de référence. Mais cet album de Gainsbourg est tellement fabuleux : je le réécoute souvent et il ne vieillit absolument pas.
J’ai été plus surpris de t’entendre citer Jason Pierce parmi tes influences. Le lien me semblait moins évident.
Je comprends que ce soit étonnant. On me dit souvent que mes chansons sont beaucoup plus classiques que les siennes mais Jason Pierce est aussi capable de composer des ballades classiques absolument magnifiques. Jason est un génie. J’adore Spiritualized tout autant que Spacemen 3, Sonic Boom ou Spectrum. Je suis très ami avec Nolan Watkinson qui joue de la basse sur scène avec Spectrum. J’ai donc souvent eu l’occasion de les entendre jouer en concert. Sur les albums de Spiritualized, j’adore la manière dont les cordes sont utilisées pour créer des motifs répétitifs et des atmosphères psychédéliques. J’ai souvent essayé de m’en inspirer sur certains titres de mes trois albums. J’adore le côté totalement décomplexé et presque mégalo : il ne fait jamais les choses à moitié. S’il veut jouer avec un chœur, il prend une chorale gigantesque. S’il veut des cordes, il prend carrément un philarmonique. J’aimerais bien pouvoir en faire autant.
En concert à Paris le 18 mai à FGO Barbara.