Lauren Hoffman fait partie des chanteuses iconiques de mon adolescence, dont la photo était punaisée au mur de ma chambre, à côté de celles de Kim Deal, Kim Gordon, Kazu Makino et Chan Marshall. Il aurait été presque criminel de ne pas célébrer, en retard mais en grandes pompes, la réédition de ce petit bijou de l’indie rock qu’est Meggido, sorti en 1997- réédition en vinyle « tout analogique » s’il vous plaît !
Certains disques, de même que certains romans ou certains films, tiennent une place à part dans notre panthéon intérieur. Pour leurs qualités intrinsèques bien sûr, mais aussi parce qu’ils sont entrés dans notre existence à une période toute particulière. Je n’avais que 16 ans lorsque que j’ai pour la première fois entendu une chanson de Lauren Hoffman. Il s’agissait de Rock Star, single de son premier album Meggido. C’était à la radio, dans l’émission de Bernard Lenoir sur France Inter. Le coup de foudre fut immédiat, comme l’année précédente à la première écoute de Nude As The News de Cat Power, ou en 1995 avec celle de Sciuri Sciura de Blonde Redhead, ou encore en 1998 avec Random Rules de Silver Jews ou plus tard en 2000, avec Come On Let’s Go de Broadcast. À l’ère pré-Internet, dans une petite ville perdue de province où le seul disquaire local ne proposait guère que du Sardou et du Goldman, l’émission de Lenoir était une oasis dans le désert, et les nouvelles découvertes se faisaient attendre dans la fébrilité. D’où la jubilation occasionnée par la rencontre soudaine avec une artiste à l’univers aussi singulier que Lauren Hoffman. Rock Star possédait ce genre de structure typique des nineties, basée sur une alternance de calme tendu conduisant à une explosion de puissance dont Nirvana – après avoir emprunté la recette aux Pixies – avait usé et abusé. Néanmoins, on était ici loin de l’hubris propre aux compositions de Kurt Cobain et Black Francis, ne serait-ce qu’en raison de la voix douce et veloutée – mais toutefois pleine d’assurance – de cette mystérieuse chanteuse. La production, moins agressive et plus intimiste, y était certainement aussi pour quelque chose. On sentait ici plus de retenue et une tension contradictoire mais irrésistiblement séduisante entre fragilité et effronterie. Il ne fallait quand même ne pas manquer de culot pour chanter à à peine 20 ans : « I wanna be a rock star too/ I wanna be a rockstar just like you », rien que ça ! Était-ce d’ailleurs à Kurt Cobain – qui s’était auto-expédié dans le néant seulement trois ans avant la sortie de Meggido – que Lauren pensait lorsqu’elle chantait : « I love you ten times more dead than alive/ forever young as Jesus crucified » ? Je me réjouirais quelques semaines plus tard de pouvoir mettre enfin un visage sur la voix de Lauren Hoffman en la voyant sur Canal Plus jouer Rock Star en live, accompagnée de ses excellents musiciens. Ah, l’époque bénie où on pouvait voir Sebadoh, Sonic Youth, Jon Spencer et tout la crème de l’indie rock à la télévision française !
Je ne sais plus comment je parvins à me procurer l’album mais celui-ci est rapidement devenu un objet de culte, le genre de disque dans lequel on se sent chez soi dans chaque titre et qu’on écoute tellement qu’on finit par l’incorporer à sa propre substance. Au-delà du micro-tube le plus évident qu’est Rock Star, j’ai pu découvrir un univers esthétique plus complexe et plus riche, plus sombre également, mais toujours habité par une sorte de grâce mystérieuse, baudelairienne. En dépit de textes qui évoquent la mort, le sang, les peurs liées au passage du temps et les morsures des premiers émois amoureux, ce disque parvient toujours à diffuser une atmosphère d’élégante légèreté qui maintient l’auditeur sous le charme. Ce disque possède la beauté de la nuit, par son mystère et ses contrastes délicats d’ombres et de lumière scintillante, où la candeur et l’ironie se côtoient avec une grâce assez magique. À l’écoute d’une chanson comme Blood, comment ne pas penser à ce quasi lieu-commun formulé par Baudelaire, selon lequel « l’horrible, artistement exprimé [par l’art], [devient beauté], et que la douleur rythmée et cadencée [remplit] l’âme d’une joie calme ». A condition bien sûr d’éviter, comme y parvient Lauren Hoffman, tout auto-apitoiement complaisant, larmoyant et glauque et de sublimer la douleur en la transformant en lumière.
D’autres chansons comme la superbe Cold And Gray (sûrement la meilleure chanson de l’album), la très habitée Fall Away – qui a le bon goût de recourir à un genre d’effet « cabine Leslie » – ou l’envoûtante Persephone frappent en plein cœur et séduisent par leur maîtrise parfaite du clair-obscur. À côté de ces pièces d’orfèvrerie fine, d’autres titres comme The Cannibal Ed ou Lolita savent se faire plus légers et énergiques. Sur Alive, on retrouve – comme dans Cold And Gray, mais en plus pop -, une structure rythmique étrangement bancale et inattendue qui rompt avec les standards éculés. Mais on ne peut parler de ce disque sans mentionner la géniale Hope You Don’t Mind, petite merveille d’humour noir dont les paroles, joyeusement cyniques, comptent parmi l’une des punchlines les plus cool des nineties : « I hope you don’t mind/ The world’s fucked up and we’re all gonna die ». L’ajout de « cha-la-las » ironiques en backing vocals provoque un contraste des plus jouissifs. On peut, soit dit en passant, admirer ici la belle technique de guitare de miss Hoffman, qui use de sa dextérité avec justesse et finesse, sans jamais tomber dans la frime. On doit d’ailleurs également louer la belle sobriété du chant, qui ne verse à aucun moment dans les arabesques, les trémolos surfaits ou le maniérisme affecté, la virtuosité inutile, donnant raison à Cocteau au début de son Journal d’un Inconnu : « L’invisibilité me semble être la condition de l’élégance. L’élégance cesse si on la remarque. »
Il ne faut pas oublier de louer l’exceptionnelle qualité de la production de John Morand et de David Lowery – le leader de Cracker et Camper Van Beethoven – qui ont su créer une atmosphère extrêmement particulière et intimiste, légèrement feutrée et parfois presque jazzy. L’usage d’une batterie allégée et d’une contrebasse chaleureuse y ont largement contribué. On rappellera aussi la présence aux claviers de Jon Brion, multi-instrumentiste et collaborateur surdoué d’Aimee Mann. Les arrangements toujours audacieux et bien sentis ont su servir d’écrin parfaitement ajusté aux compositions plus qu’inspirées de Lauren Hoffman. De telles heureuses rencontres sont assez rares pour être notées.
On saluera aussi l’esthétique soignée de l’artwork mettant en scène une Lauren-ange et une Lauren-démon, bien en phase avec la délectable ambigüité du disque fait de douceur et d’amertume, d’ingénuité et de maturité, d’innocence et de sensualité.
On ne cessera de s’étonner de l’intelligence et la sensibilité d’une œuvre réalisée à un âge aussi précoce. Lauren Hoffman paraît presque elle-même avoir été surprise par ce petit miracle réalisé par une simple teenager originaire de Richmond en Virginie, comme elle le confesse dans une vidéo publiée à l’occasion de la réédition de Meggido. Il est d’ailleurs intéressant de lire un texte publié en janvier 2018 dans lequel elle donne quelques clefs de sa mystérieuse genèse. Quoi qu’il en soit, peu de disques savent aussi se tenir avec tant de justesse et authenticité aussi près de l’intime et de l’essentiel. C’est sûrement la raison qui fait que les bonnes œuvres d’art parviennent à s’affranchir du temps et de l’espace pour gagner une sorte d’éternité.
Lauren Hoffman : « J’étais très en colère quand j’ai écrit Meggido«
Quelles étaient tes influences principales, tes « modèles » quand tu as composé et enregistré Meggido ?
Mes artistes préférés étaient/sont égaux à eux-mêmes. Je ne voulais pas leur ressembler, je sentais que ma propre muse cherchait à s’exprimer à travers moi. J’explorais la guitare, je déplaçais mes doigts sur le manche jusqu’à trouver un motif qui me captive, puis les mélodies et les paroles surgissaient, et enfin des chansons entières finissaient par émerger. C’est encore comme ça que je compose. Quand j’écoute de la musique, je relève les instants qui me happent et qui semblent parler la même langue musicale que celle qui m’habite : les variations rythmiques des deux premiers albums de PJ Harvey, la beauté sombre des riffs des ballades de Metallica, la force brute des compos faussement simples de John Lennon, la bizarrerie de Rain Dogs de Tom Waits, l’humour et l’effronterie des Sex Pistols – tout ça, je l’entends dans Megiddo.
Quels premiers disques as-tu aimés, quels étaient tes chansons et albums préférés quand tu étais gamine et ado ?
En maternelle, Cry Baby de Janis Joplin, tous les Beatles et Bob Marley, Sam Stone de John Prine.
Quand j’étais gamine, j’adorais la musique. On n’avait pas de télé, on vivait à la campagne et je passais mon temps à écouter les disques de mes parents.
A l’école primaire, Cyndi Lauper, Madonna, Prince, Tears For Fears, Cuts Like a Knife de Bryan Adams, U2, Heart.
Je regardais MTV chez ma grand-mère dès que je le pouvais, j’enregistrais des chansons qui passaient à la radio, l’explosion new wave / pop de l’époque était très enthousiasmante !
Au collège, Guns ‘N’ Roses, The Doors, Led Zeppelin, Sinead O’Connor, Concrete Blonde, Bob Dylan, Rolling Stones, Black Sabbath/Ozzy Osborne, Tracy Chapman, Living Colour, Peter Gabriel.
Je me suis mise à jouer de la basse en 6ème (vers 11 ans) et j’ai écrit mes premières chansons à la basse, avant de passer à la guitare à 13 ans.
Et au lycée, j’écoutais Nine Inch Nails, The Cure, PJ Harvey, Red Hot Chili Peppers, Fugazi, Cocteau Twins, Leonard Cohen, Billie Holiday, Pixies, Tom Waits, Sisters of Mercy, Ministry, David Bowie, Hole, Beastie Boys, Nirvana… Et puis j’ai rencontré Jeff Buckley quand j’avais 16 ans, ce qui m’a beaucoup influencée.
Comment as-tu appris à faire de la musique ?
J’ai essentiellement appris seule, à l’oreille, mais c’est mon père qui m’a vraiment initiée en m’apprenant les bases au piano et à la guitare. J’ai pris quelques cours formels au fil des ans (le piano quand j’étais petite, puis la guitare), mais je n’ai jamais appris le solfège. Au collège, je faisais partie d’un orchestre d’école et notre prof était le musicien de jazz John D’Earth, qui nous encourageait beaucoup. Il m’enseignait la théorie musicale quand ça s’avérait nécessaire. Mais même avant d’apprendre les règles, j’ai eu envie de les enfreindre. J’aimais les mesures bizarres, les choix harmoniques étranges, enchaîner des accords qui ne sont pas « censés » être dans la même tonalité.
As-tu connu d’autres expériences musicales avant ta carrière solo ?
Oui, j’ai été bassiste dans le groupe de Shannon Worrell (qui s’appellerait par la suite September ’67) quand j’avais 17 ans, avant de me lancer en solo au bout d’environ 8 mois.
As-tu écrit tous les titres de Meggido avant d’aller en studio ?
Oui. Je ne compose pas en studio. Les paroles, les accords et la plupart des riffs, je les trouve toute seule, dans mon coin. Et même si j’avais 18/19 ans et que mes producteurs avaient la trentaine, ils n’ont jamais remis en question la moindre note ou parole que j’ai écrite. Ils n’ont jamais suggéré de modification. Mais le processus d’arrangement, lui, était plus collaboratif, et surtout décidé en studio.
Quel était ton état d’esprit général, tes sentiments quand tu as écrit et enregistré Meggido ?
J’étais très déprimée et en colère… J’étais passionnément révoltée par la connerie de l’humanité, tout en étant blasée et sarcastique. Genre : « Tout est foutu ! Eh merde, tant pis. » C’est sûrement pour ça que j’aimais tant Nirvana et Nin Inch Nails.
Comment as-tu rencontré David Lowery, John Morand, Jon Brion et les autres musiciens qui t’ont aidé à enregistrer Meggido ?
J’ai d’abord rencontré John Morand, quand je travaillais avec Shannon Worrell. On a enregistré dans son studio. Et puis, quand j’ai quitté le groupe de Shannon, j’ai enregistré quelques démos avec John Morand. Il les a fait écouter à son partenaire de studio, David Lowery. On s’est tous mis à bosser ensemble et ils m’ont présentée à quelques musiciens de Richmond qui ont joué sur l’album, comme Johnny Hot et Bob Rupe. Plus tard, quand j’ai signé chez Virgin Records, ils ont voulu que je vienne à LA pour poursuivre le travail, et c’est comme ça que j’ai rencontré Ethan Johns. Ethan a embauché Jon Brion pour jouer sur quelques chansons.
Qu’écoutes-tu en ce moment ?
Les trois albums les plus récents qui tournent sur ma platine sont : Wasteland Baby! de Hozier (et son premier album), Homecoming de Beyoncé (ainsi que le docu-concert sur Netflix) et The Remixes de Ships in the Night. Ships in the night est le nom du projet d’une artiste de darkwave électronique de ma ville natale, Charlottesville, en Virginie, Alethea Leventhal. J’adore ses disques, et j’ai été ravie d’apprendre qu’elle avait sorti des remixes super cool pour cette nouvelle collection.
Je ne sais pas si tu as lu Girl in a band de Kim Gordon, ou Clothes/Cothes/Clothes – Music/Music/Music/ – Boys/Boys/Boys de Viv Albertine, mais je voulais savoir ce que tu penses du statut de la femme dans le monde de la pop.
Penses-tu que la situation ait changé depuis les années quatre-vingt-dix ?
Oui, j’ai lu Girl in a Band de Kim Gordon, mais je ne sais pas, le monde de la musique a changé du tout au tout depuis les nineties. La chute économique qu’a connue l’industrie de la musique a eu toutes sortes de conséquences. Mais oui, le secteur de la musique est encore dominé par des hommes qui, consciemment ou non, ont tendance à traiter les artistes féminines différemment. Et par « différemment », je veux dire moins bien.
As-tu été influencée par des écrivains ou des poètes dans l’écriture de tes paroles ?
Oui ! Au collège et au lycée, j’ai lu beaucoup de poésie [, de nouvelles, de pièces classiques, de mythologie grecque et de romans, et je pense que ça a clairement influencé mes paroles sur Megiddo. Le plus évident reste Lolita, que j’ai écrite juste après avoir fini le roman de Nabokov. Persephone mêle mon intérêt pour la mythologie grecque et les romans de vampires d’Anne Rice.