Phénomène discret dévoilé de ce côté du monde par l’entregent de nos amis écossais (Geographic, les Pastels, donc) il y a un peu moins de vingt ans, Maher Shalal Hash Baz sera en concert samedi 17 mars à l’échangeur de Bagnolet dans le cadre du festival Sonic Protest. Personne d’autre que Sing Sing (ARLT), qui a eu l’insigne honneur de croiser le fer avec Tori Kudo et sa bande ne pouvait nous livrer sa vision de l’importance de la chose. De l’événement, même.
Maher Shalal Hash Baz, c’est de l’hébreu. Littéralement, puisqu’il s’agit en premier lieu d’une formule braquée dans les versets du Livre d’Isaïe et qui signifie quelque chose comme « Chasse rapide, butin imminent ». C’est aussi le nom, d’apparence obscure donc, sous lequel le génie lumineux Tori Kudo, rassemble à sa drôle de façon un collectif instable de musiciens, pour la plupart amateurs, à la tête duquel, il s’applique nonchalamment, depuis plus de trente ans, à raturer les marges de la pop-music, japonaise ou non. Ce à coups de graffiti sonores et poétiques, véritables équations indéchiffrables à première vue, et pourtant belles comme le jour. Non pas qu’on soit perdus d’emblée à l’écoute de cette musique pleine d’un charme sûr et immédiat, où au contraire, tout semble familier, reconnaissable, mais selon un ordre et des perspectives drôlement dérangées, et où toute habitude ou confort vacille au gré d’attitudes imprévisibles et de stratégies déboussolantes. C’est qu’on croit d’abord tenir un doux rêveur, peut-être un demi-cinglé, doué d’un sens mélodique impeccable mais flanqué d’aimables bras-cassés, jetant à la cantonade de généreuses popsongs mal ajustées, affaire d’urgence ou d’incontinence dans l’inspiration, comme on balance en HP sa purée sur les murs et ça rassure. On s’attendrit, on s’enthousiasme, on aime Jonathan Richman et on aime Syd Barrett, on aime Daniel Johnston, les outsiders, les agités du bocal dont la vulgate rock aime à nourrir depuis toujours son double-fond, son récit bis, son histoire fantôme. Mais rapidement, quelque chose se corse, qui ne dit pas son nom (ou bien dans une drôle de langue, et je ne parle pas du Japonais). Rien ne manquait pourtant des mélodies amènes effrontément bousculées à trois ou quatre jets de pierre du chanter-juste, d’une voix d’adolescent fredonnant dans les coulisses de sa propre mue, mi-sentimental mi-espiègle ; rien ne manquait non plus des progressions d’accords titubant loin des accordeurs, guitares traversières carillonnant tout à fait faux sous la fanfare postillonnant ses premiers cours de solfège, au gré de ces rythmiques désaxées dont nous raffolons tous, ou presque, depuis sinon les Shaggs, au moins les Raincoats, allez mettons : depuis Half Japanese ou Beat Happening. L’accent rigolo en plus, et quelque chose dans le climat qui donne de l’air, enregistrant comme une distance, bienvenue, avec l’Angleterre, avec l’Amérique. Mais quelque chose se corse donc, et ce quelque chose est comme une science, qui se profile à pas lents, derrière une gestuelle qu’on avait cru mal assurée. C’est qu’ici, la maladresse, revendiquée, est concertée. C’est qu’il y a tout un territoire qui se dessine, critique, dialectique, furieusement conceptuel, bien que jamais entièrement formulé, jamais clairement énoncé. C’est rempli de jazz et de musique savante, cette affaire là. C’est parsemée de questions théoriques saugrenues, mais comme étrangement posées par un gamin de trois ans. Alors quoi, on pense à Monk (pour l’hébétude rieuse et la dégaine pantelante du jeu, pour les dents du piano droit qu’on arrache au fil de pêche, pour le détricotage intensif dans l’aiguillage de la durée, pour tout un tas de raisons fastidieuses à lister). Vite on pense à Ayler (moins pour le cri que pour le sens de la ritournelle hissée hors d’elle même, la citation tronquée, la joie toute pleine inséparable de son pendant chagrin, pour l’enfance rayonnante de sauvagerie et toute l’humeur indécidable qui nous faisait prendre pour de l’humour, ou une ironie tendre, ce qui relevait pourtant de la ferveur toute nue d’un psaume). Enfin on pense à Satie (en gros, pour les mêmes raisons et quelques autres, un curieux dosage de sécheresse et d’émotion, de simplicité et de calligraphie ésotérique). Ainsi ne s’étonne-t-on guère d’apprendre qu’après quelques premières années à boucaner du côté le plus noise, noir et terroriste de la musique nippone, Tori Kudo, potier de son état, militant d’ultra-gauche (il se dit qu’il aurait participé à quelque projet visant à dégommer l’empereur), pianiste de jazz assez virtuose, et érudit conséquent, aurait viré sa cuti en découvrant dans « Corky’s debt to his father », séminal album solo de Mayo Thompson, alors en congé temporaire de Red Krayola, (ce très convaincant équivalent texan de Maher Shalal Hash Baz, en moins doux et tendre) les promesses infiniment subversives d’un songwriting empoisonné , tout un programme visant à transformer le pacte affectif avec l’auditeur en joute intellectuelle corrosive, retournant de vraies belles chansons en gestes duchampiens et sans rien céder au passage sur leur capacité à toucher au cœur. Pour ça, synthétiser le meilleur de la pop, puis dépasser la ligne en la coloriant salement , joncher chaque composition de petits défis esthétiques aux enjeux divers, faire muter ces défis esthétiques en émotions partageables. Et brouiller les pistes, toujours. Pour inventer son auditeur, fabriquer du désir, et foutre le bordel. Tout ça au cours d’une discographie parmi les plus opulentes qui soient, entre enregistrements rupestres glanées sans façon dans les clubs de Tokyo, sessions américaines au studio Dub Narcotic de Calvin Johnson (deux disques chez K records) ou à Chaudelande, en France, en compagnie de l’ami McCloud Zicmuse, et puis surtout, pour le compte de Geographic, label crée spécialement pour le groupe par un Stephen Pastel dont on imagine sans mal ce qu’il aura reconnu en Maher de sa propre pente, assoupie et branlante, et de sa propre façon de faire muter une érudition sans défaut en geste primitif. Tout ça au gré de multiples collaborations (Bill Wells, Chris Cohen et Deerhoof, Arrington de Dyoniso). Tout ça enfin au long d’une incessante odyssée live faite de concerts à nuls autres pareils, trébuchant toujours au confluent mobile du concert rock, du happening, d’une espèce de free-jazz comeladien et du foutoir le plus complet. On a beau les avoir vu et revus c’est toujours avec la même stupéfaction incrédule qu’on assiste à ces drôles de cérémonies sans mode d’emploi, trébuchant sans prévenir de la plus fragile intimité au charivari complet, emboitant miniatures savantes et embardées au bord du vide, chansons radieuses et merveilleux moment de grand délirant barouf. Il faut voir Kudo diriger l’orchestre, à grands renforts de gestes gauches et d’indications sibyllines tout en ruant lui-même de toute son âme dans la musique, haranguant des gens qui ne sont pas là, comme un prédicateur de maternelle. Il faut le voir découper dans ses chansons patraques de soudain soli furieusement syncopés, mélodiques et dissonants pour réaliser combien c’est un guitariste inattendu et génial. Il faut voir les musiciens, déchiffrant maladroitement les partitions, sérieux comme des papes ou des enfants à leur première audition, parfaitement scolaires et complètement brouillons, pour se forger de l’intensité punk une vision très inédite. Et infiniment réjouissante. Il faut voir les spectateurs sortir de là, ahuris comme tout et il faut voir Kudo encore, comme il a déjà été dit ailleurs, quitter la scène d’un air pas concerné du tout, comme si ce grand carambolage émotionnel et esthétique n’était pas du tout de son fait .