Blind test : Orgue Agnès / Borja Flames / Gilles Poizat

Orgue Agnes A Une Gorge three:four records Borja Flames Les Disques du Festival Permanent Gilles Poizat Horse In The House Carton Records

Ce mardi 5 mars, se tiendra au Petit Bain à Paris une de ces revues extravagantes que nous chérissons par dessus tout, réunissant sur un même plateau trois des formations les plus originales, poétiques et joyeusement aberrantes que ce pays puisse se vanter d’avoir enfanté. Si vous devez rater ça, ratez mieux : trois disques sont disponibles : A Une Gorge d’Orgue Agnès (Three:Four Records), Rojo Vivo de Borja Flames (Les Disques du Festival permanent), et Horse In The House de Gilles Poizat (Carton Records).

Nous avons soumis à chacun deux morceaux de musique, qui, d’une façon ou d’une autre, nous semblaient résonner avec ce qui anime et motive leur propre travail et leur avons demandé de bien vouloir y réagir.

 

Orgue Agnès

orgue agnès
Orgue Agnès / Photo : Sauvage

Orgue Agnès, gribouillé à 6 mains par Èlg, Ernest Bergez (Sourdure, Kaumwald) et Clément Vercelletto (Kaumwald encore) fait bouillir dans l’écho d’imprévisibles sauriens sensuels et bruyants semblant tenir à la fois, et entre autres des gris-gris du Dr John, d’un Magic Band idiotesque, des sonorités abrasives abstraites de Mica Levi ou encore des baroqueries branques de Ghédalia Tazartès. Violon à cran d’arrêt, percussions noires, harmonica, claviers, machines, et boîte à rythmes frottés jusqu’à la foudre, babil infra-réaliste, fourmis électroniques pondant partout entre les lignes, tout concourt à brouiller ce qui relève de l’écriture et de l’improvisation dans un groove vaguement dégueulasse roulant des hanches jusqu’à l’absurde, si bien qu’on hésite toujours entre danser, rire comme des ensorcelés ou succomber à quelque mystérieux AVC vaudou.

Royal Trux, Blue Is The Frequency — Veterans Of Disorder, 1999

Èlg :
« Sing-Sing. La première question qui m’a traversé l’esprit après écoute et qui me traverse encore, je n’en dors plus, je prends du poids, je chie bleu est : “mais bon dieu de pompe à slip, pourquoi a-t-il choisi ce morceau Sing-Sing ?”, “je suis si vieux ?”, “Van dyke Parks Generator ?”
Royal Trux, oui je vois, un peu, pas les morceaux comme celui-là avec des solos interminables qui vont au moins jusqu’à Brest, mais l’album Twin Infinitives, je l’ai eu en CD tantôt, je l’ai écouté deux fois et on me l’a volé tout de suite après (maman ?). Je n’ai aucun souvenir de la musique à part riurrrrr woooshzzz et une sensation de boîte à outils mal fermée sur un télésiège. Mais avec de la dentelle et du laser de dentiste en dedans. Eric Chenaux a dit à voix basse “royal trux” après m’avoir vu jouer à Lille. Et mon ancienne concierge à Paris. Un soir que je faisais trop de bruit, avait sonné à ma porte, j’ouvrais, tendu, elle maugréa “royal canux”, tant pis. »

Frank Ocean, Pink + White — Blond, 2016

Èlg :
« J’ai compris la ressemblance physique avec le monsieur sur la pochette mais au niveau de la musique c’est plus diffus, non ? Le côté poisson-mourant-qui-glisse-entre-les-mains, vaguelettes-à-gogo, flow-flot-flou, ça oui. Avec cinq millions de vues en moins. Je sais que tu crois que je suis un mini-crack en sucreries r’n’b et hip-hop de tapis mou mais en fait, assez peu. J’aime ça oui, ça enrobe l’oreille dans du churros et ça raffermit les joues de fesses. Ça plaît à mamie-papa-bébé et c’est fascinant. C’est inversement proportionnel au carré de la force d’ennui d’un concert d’impro-noise au laptop dans une cave à Pont-l’Évêque (super fromage pourtant).
Ce que je fais c’est : liposucer un peu de Frank Ocean, injecter le gras de ça dans un peu de granit brut mal dégrossi et mettre le tout dans un cadre en chêne 101 Dalmatiens. Les projets de vie. »

George Coleman, I Wish I Could Sing — Bongo Joe, 1969

Ernest Bergez :
« Ces mélodies sont trop complexes pour nos pauvres cordes vocales d’humains.
Oiseau, on s’en débrouillerait sans doute.
Dans sa chanson, George Coleman chante son vœu de savoir bien chanter, chanter joliment, poliment.
Pourtant son chant et son tambourinage chaloupé disent tout autre chose : l’humour, la malice, la souplesse et la liberté aussi.
C’est une chanson sketch, une chanson pied de nez, une chanson de trouvaille.
“Oublie l’idée d’apprendre à chanter, et continue de siffler.
C’est quand on arrête de vouloir à tout prix de faire de la musique que la musique arrive et que sa vieille collègue de toujours, la poésie, peut pointer le bout de son nez. »

Micachu & The Shapes and The London Sinfonietta, State Of New York — Chopped & Screwed, 2011

Ernest Bergez :
« Un câble est tendu dans l’air,
L’acrobate monte à l’échelle pour s’en approcher.
Il pose un pied, puis l’autre et de suite ça vacille, ça tangue, ça oscille.
on pense à la chute
on pense à un bateau qui chavire
mais non, ça tient.
l’oscillation est bien réglée
à force, ça ressemble à de l’équilibre.
Et l’acrobate, elle, et bien elle tient sa voix toute droite, bien sûre.
Comme si le confort et l’assurance, pour elle, ne pouvaient se trouver que là ; dans le ressac du vibrato total.
C’est quelque chose de fort ça.
On y entre les yeux fermés, en faisant l’effort d’y croire et ça marche.
La recette est floue mais le dosage exact.
Ça révèle une puissante intuition. »

Yusef Lateef, First Gymnopedie — Psychicemotus, 1965

Clément Vercelletto :
« Il y a un piano, une cymbale, une flûte, à peine une contrebasse, une pudeur, une retenue, un lyrisme, un suspens, une apesanteur un peu différente, une naïveté, il y a une enfance, il y a les volets fermés avec la lumière qui rentre à peine, il y a un souvenir, il y a un espace vidé, ajouré (comme aime le dire Sing Sing), puis il y a un remous, un rebond, comme une vague, une évocation, le squelette d’un poème, le fantôme d’une musique, il y a une humilité, il y a l’école avec le tableau noir, il y a aussi des choses sèches qui fouissent et battent, il y a des sédiments, des couches, des souches, une archéologie qui pointe son nez et qui raconte une histoire, il y a une histoire, il y a une fable, il y a un conte. Il y a cela dans la première Gymnopédie d’Erik Satie par Yusef Lateef. »

Earl Sweatshirt ft. Navy Blue – The Mint — Some Rap Songs, 2018

Clément Vercelletto :
« C’est comme une guimauve violette, une guimauve dans un bocal en verre dans une boulangerie, une guimauve mauve qui fond dans la bouche et se répand dans tout ton corps. Un pomme d’amour, une barbe-à-papa. Comme un sorbet au citron. C’est comme un éclair au café. C’est une insolation, en fait c’est comme quand tu es en débardeur et que tu rôdes dans la ville vidée. »

Borja Flames

Borja Flames
Borja Flames / Photo : Marion Cousin

Borja Flames mêle déclarations d’amours et emportements émeutiers dans un espagnol cliquetant, sur un ton de prédicateur baptiste ou de présentateur de journal télévisé à deux doigts de tirer sur la caméra. Ses ritournelles addictives, montées brutalement en madrigaux synthétiques éclaboussés d’huile bouillante, troués de guitares free, de claviers savants, tremblent comme des boules de mercure pour s’épanouir entre deux tensions, deux débordements en chorale idéale. Véritable soucoupe volante libertaire et tendue, sa musique évoque tour à tour les chansons de Moondog, l’avant disco d’Arthur Russell, un Robert Wyatt post punk puis plus rien du tout de sensé. Marion Cousin, Paul Loizeau et Rachel Langlais, qui l’accompagnent, soufflent sur les braises et c’est sidérant.

Franco Battiato, Centro di Gravità Permanente — La Voce Del Padrone, 1981

« Oui, je l’aime beaucoup cette chanson. Comment elle dit ce qu’elle dit, les mélodies, leur enchaînement, et aussi le timbre de voix. Battiato chante chercher un centre gravitationnel permanent, il supprime le sol avec ce train vers une Malibu romaine utopique. Du jogging et des danses cassés dans un désert à paliers multicolores, il en faut pour se plaindre sérieusement des choses autour, pour chanter cela et le faire parvenir comme il se doit. Une petite armée rouge apporte son refrain en smoking, élève un mégalithe pour le maestro, un étendard pour les masses. Les timbres sont assez laids par moments, ce saxo, cette guitare saturée, mais cela n’a aucune importance. Son architecture, horizontale et verticale, reste un mystère pour moi, je ne sais comme cela tient debout à vrai dire. Je n’analyse jamais ce que j’aime, c’est peut-être pour cela. Sortie quand j’étais gamin, cette chanson fut un succès dans ma péninsule, dans sa version chantée en espagnol. Il y a quelques années, j’y ai repensé et j’ai eu besoin d’en boire à nouveau. Et ce fut ivresse et joie, et ça l’est à chaque fois que j’en prends, et c’est cela que je cherche, c’est cela ce que je veux trouver et offrir. »

Robert Ashley — Private Parts, 1978

« Je me sens proche et en même temps éloigné de Robert Ashley. Je ne crois pas que mon travail ressemble au sien dans son essence. En effet, il y a l’instrumentarium synthétique, l’oratorio pour la transe et l’envoûtement, l’étourdissement par la douceur, les maximes oxygénées sur rouleaux de percussions mécaniques et claviers d’un autre siècle, à l’infini. Et la psalmodie par-dessus, psalmodier la chose humaine, psalmodier sec comme les livres crus sur les lotissements du monde, bureaux, bars, supermarchés ou parcs, ou tout autre système, mais avec dérision, candeur, paillettes, lunettes de soleil, costume blanc de fête, et chœurs surprise (plutôt dans ses autres pièces) qui chantent là où il faut, qui se décalent là où il faut, qui soutiennent le costume, l’interrompent, l’embrassent d’amour de camarades, quand il faut, ça c’est la vie. Mais il y a souvent une sorte de langueur, de contemplation, ou de sérénité dont je ne fais pas preuve, là résiderait l’écart. Ceci dit, Robert Ashley me provoque aussi une certaine addiction, comme Battiato, toute différente, mais tout aussi enivrante. »

Gilles Poizat

gilles poizat
Gilles Poizat / Photo : Thomas Maisonnasse

Gilles Poizat a mis en musique les poèmes de Galen Hershey, le grand-père pasteur et fermier de Catherine Hershey avec laquelle il formait le duo dûment nommé Rev Galen. Il continue aujourd’hui le boulot en solo sur un très beau disque fraichement paru et en live, à la tête du quatuor Horse in the house (Alice Perret, Seb Finck et Julien Vadet). Ce sont des mélodies à briser le cœur, qui rappellent Syd Barrett et donc John Dowland, chantées comme par un Jad Fair très doux qui jouerait en plus de ça de la guitare comme Arto Lindsay et de la trompette comme Chet Baker dans un entrelacs vertigineux de violonades dissonantes et d’électronique rupestre, batterie mélodique en sus et synthé modulaire contaminant l’ensemble à la façon d’une bonne vieille varicelle. Le charme est immédiat, patraque, avec une fraîcheur d’aube à laquelle jamais n’attente la pourtant franche déglingue de l’exécution.

Gastr del Sol, The Season Reverse — Camoufleur, 1998

« Merci Sing Sing pour cette suggestion, je connaissais mal ce groupe et ça m’a donné l’occasion de le découvrir un peu plus (et j’aime beaucoup). La rythmique mi-acoustique mi-électronique, avec cette découpe rapide et cette batterie dédoublée, plus lente, me fait penser à une chanson d’Arto Lindsay, en plus brut, plus acide. J’ai souvent eu ce genre de rythmique en tête quand j’enregistrais Horse in the house, notamment Preface For Songs.
Quand déboule la trompette ça m’a rappelé Mongezi Feza dans Rock Bottom de Robert Wyatt, et ça m’a fait plaisir d’apprendre que c’est Rob Mazurek qui joue. J’aime bien la musique qu’il fait aujourd’hui, son jeu très free et très mélodique au cornet, à la trompette piccolo et au synthé modulaire.
Chez Gastr Del Sol, il y a une décontraction qui me plaît, une liberté de prendre le temps, de laisser respirer. J’essaie un peu d’aller dans ce sens avec le quartet Horse in the house que j’ai formé pour jouer cette musique, qui réunit des musiciens-improvisateurs que j’aime beaucoup, Alice Perret aux claviers, violon alto et voix, Sébastien Finck à la batterie, clavier et voix, et Julien Vadet au synthé modulaire et traitement du son. On remet ensemble en jeu les morceaux que j’ai enregistrés seuls et certains morceaux qu’on chantait avec Catherine Hershey dans Rev Galen. Cette méthode d’amener un répertoire déjà abouti pour le déranger et le ré-arranger en groupe m’a bien plu. »

Ivor Cutler, I Believe In Bugs — Dandruff, 1974

« Ah ! j’aime la simplicité joyeuse de ses chansons, ses miniatures émouvantes et drôles, sa voix, son accent, son humour. En plus, il fait le lien entre les Beatles (Magical Mystery Tour) et Robert Wyatt (Rock Bottom), deux piliers des musiques que j’aime. Cette chanson me fait penser à une chanson Calypso, version Ivor Cutler.
Dans les poèmes de Galen E. Hershey, il y a aussi une simplicité et une certaine fantaisie, mais beaucoup moins libre que chez Ivor Cutler, beaucoup plus étriquée, en lutte avec une rigidité. Ça me touche de ressentir ces empêchements, ces questionnements. C’est pour ça que j’ai choisi « Horse in the house » comme titre de l’album. C’est le nom d’un poème de Galen E. Hershey que je n’ai pas utilisé, mais le titre m’évoque ce sentiment d’être à l’étroit, cet empêchement à laisser parler l’animal en nous. »

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