Tonn3rr3/Bikaye, partie n°1 : Guillaume Gilles (Tonn3rr3)

Tonn3rr3/Bikaye, de gauche à droite : Guillaume Gilles, Olivier Viadero, Bony Bikaye, Yoann Dubaud, Gaëlle Salomon et Guillaume Loizillon / Photo : François Griooix
Tonn3rr3/Bikaye, de gauche à droite : Guillaume Gilles, Olivier Viadero, Bony Bikaye, Yoann Dubaud, Gaëlle Salomon et Guillaume Loizillon / Photo : Sylvain Gripoix

Le disque It’s A Bomb paru en fin d’année dernière chez Born Bad Records montre qu’il est toujours possible d’imaginer une musique du présent (pour le futur, on verra) en faisant fi des barrières : celles des générations – il lie le groupe actuel Tonn3rr3 à un des personnages emblématiques de la musique électronique des années 1980, Bony Bikaye (connu pour son alliance avec Hector Zazou, et CY1, on en reparle), celles des styles – un psychédélisme qui naît d’une passerelle tendue entre les musiques africaines qui dansent et les machines qui font la fête. On n’est ni dans la sono mondiale, slogan 1980 qui a sans doute fait son temps, ni dans la World, étiquette plus ou moins publicitaire des années 1990 – notez que ces deux tentatives d’étiquetage maladroit, parfois moqué, parfois décrié, avaient la vertu de l’ouverture au monde (et pas qu’à sa composante anglo-saxonne) – on est dans quelque chose du nouveau siècle de l’information qui tient de la vitesse des échanges et des cultures musicales, quelque chose qui nous lie au-delà des frontières, dans les plans discrets de musiciens punk d’ici qui vont jouer avec les bluesmen du Sahara, de jeunes musiciennes béninoises qui se retrouvent têtes d’affiche sur la BBC, ou d’un poète crooner australien qui échoue en région parisienne sur la banquette de fans du Velvet. Une histoire de rencontres et de voyages (l’agence de voyage Born Bad) qui forment la jeunesse (et tout le monde dans son sillage), tout simplement. Rencontre avec Guillaume Gilles, architecte et penseur du son chez Tonn3rr3/Bikaye. Partie 1.

Comment on passe d’un atelier dans le cadre de l’université à un objet pop comme votre disque ?

Le lien entre Bony (Bikaye) et moi se fait par un de mes collègues, Guillaume Loizillon qui a participé à l’enregistrement du fameux Zazou/Bikaye/CY1 (Noir et blanc, Crammed Discs, 1983). Guillaume part à la retraite, il me présente Bony en me disant qu’il y a sans doute des choses à faire ensemble. On part sur un projet d’atelier avec des étudiants, en travaillant des improvisations à partir de motifs de rumba congolaise. Mais dès le départ, je sens qu’on peut aller plus loin ensemble : on est en adéquation sur l’idée d’hybridation, le rapport noir/blanc, le jeu sur l’électronique et des musiques plus anciennes, la création d’une « jungle électronique »… Tout ça me parle. C’est aussi sur quoi on avance avec Tonn3rr3 de notre côté. Il y a un coup à jouer. On fait deux séances avec les étudiants et très vite, on se met à travailler avec le groupe. C’est trop évident pour passer à côté, et je fais écouter Tonn3rr3 à Bony.

Tu fais quoi à l’université ?

Je suis maître de conférence à Paris 8, plutôt spécialisé sur le patrimoine des musiques pop. Mon approche est directement liée au monde du rock, de choses non écrites sur du papier à musique ou qui nécessitent des connaissances théoriques préalables à la pratique. Plus jeune, j’ai travaillé sur le Velvet Underground, sur le post-punk et sur le rock’n’roll des années 1950… Les choses avec Bony se font dans cet esprit très lié à la matière sonore en elle-même. Il apporte des idées de rythmes congolais, même si on peut discuter de ce qui est typique, le bassin congolais étant bien plus vaste que le Congo en lui-même. Disons qu’il travaille sur des rythmes qui l’ont marqué, par traditions, par ses recherches sur les musiques pygmées notamment. Je transcris ensuite certaines idées de rythmes, de phrases musicales sur mes machines et j’établis des grilles d’accords, des développements mélodiques, harmoniques, des propositions de timbres. Sur ces démos, il réagit en chantant deux trois punchlines, et pierre à pierre, edit après edit, ça commence à prendre la forme de morceaux. Parallèlement, je démarche Born Bad pour sortir le précédent album de Tonn3rr3 (Noir Atlantique, 2022). Il nous avait déjà remarqué sur scène. On se connaissait depuis longtemps car je m’occupais de la Ferme Electrique et de son festival. Mais il n’était pas tout à fait chaud… Bref, on sortira le disque chez Maaula Records, mais je garde le contact et notamment pour ce projet avec Bony. J’envoie les démos à JB Guillot et il accroche. Je continue de travailler à la maison, mes camarades de Tonn3rr3 ajoutent des percussions, travaillent sur des parties de synthés. J’invite également Gaëlle Salomon à participer pleinement au projet et à ajouter des percussions. On a sept titres, auxquels on ajoute des choses qu’on avait travaillé en amont avec Tonn3rr3, disons avec un côté plus dance floor, electro « boum boum » et un dernier morceau Prisoner, un titre plus difficile à boucler, résultat de longues discussions entre Bony et moi.

Est-ce que tu étais sensible aux ponts bâtis par Born Bad vers le Maghreb (Mazouni, le raï) , l’Afrique de l’ouest (Star Feminine Band) et bien sûr, ce que les groupes Cheveu et Group Doueh avaient enregistré ensemble ?

Oui, tout à fait, on est frères d’armes sur le sujet. J’essaie de ne jamais tourner en rond sur un genre musical, de toujours chercher le frisson ailleurs. J’ai invité Cheveu à la Ferme en 2013, je crois. Je les ai aussi invités dans le cadre d’une conférence à la Philharmonie pour une tentative d’analyse musicologique de leur musique et de leur démarche créative, avec des philosophes. C’était organisé par Pierre Arnoux et Agnès Gayraud. Cheveu représente alors le groupe typique de rock do-it-yourself qui s’ouvre à d’autres horizons. La démarche de Born Bad me plaît aussi en essayant d’ouvrir les oreilles disons occidentales à d’autres patrimoines musicaux. Avec Tonn3rr3, qui évolue dans des musiques qui tiennent à la fois du jazz, du dancefloor, du psychédélisme, avec des fragments rock, on s’est tournés naturellement vers Born Bad et j’ai été particulièrement ravi que ça plaise à JB et puis tout était réuni pour que cela se fasse. Bony amenait non seulement sa voix mais également son héritage, en particulier celui lié à ce disque sorti sur Crammed, Noir et Blanc, devenu assez mythique aujourd’hui…

Un disque qui te parle?

Je trouve que ce disque, que je ne connaissais pas, est très avant-gardiste, il annonçait notre ère contemporaine, il permettait de sortir du côté ethnocentrique du terme « musiques du monde ». Après, il y a des disques qu’on dit importants, mais qui, en fait, ont été écoutés par peu de gens au final. Je me méfie de ça. J’avais envie d’avoir un même niveau d’exigence que ce disque, mais peut-être amener la musique sur des terreaux plus pop, pour une écoute plus large. J’avais envie d’utiliser des choses qui facilitent l’écoute, sans verser dans le putassier.

Quand est-ce que le musicien prend le pas chez toi sur l’universitaire qui connaît la musique, passe son temps à l’analyser, à quel moment survient le lâcher prise ?

C’est très français de croire qu’il y a une opposition entre étudier la musique et en faire, comme si ça pouvait cacher un vice de forme. Je suis moins certain que les anglo-saxons envisagent les choses sous cet angle. Il est vrai aussi que les musiciens populaires n’ont pas un respect – je n’en cherche pas d’ailleurs – pour les personnes qui étudient la musique, considérant que les choses doivent être soi-disant spontanées, instinctives, toutes ces choses qui sont des mythes selon moi. Et puis si on cherche dans ce domaine, c’est qu’on est avant tout passionné, ce qui est mon cas, la musique est une réelle raison de vivre, qui fait avancer, c’est un besoin, tu cherches, tu creuses, tu apprends des choses. Après c’est digéré, et quand je fais de la musique, je me pose des questions, mais je garde quelque chose d’assez sensible, l’objectif étant avant tout de faire quelque chose qui me parle et me plaise – et qui parle si possible autant aux gens avec lesquels je travaille. Tonn3rr3, c’est partagé. Savoir comment les choses s’organisent autour de la matière sonore aide à conscientiser et formaliser des choses. Dans ce projet, il fallait par exemple savoir appréhender des métriques rythmiques impaires ou des modes qui viennent d’autres traditions. Dans ce cas, c’est plutôt un avantage d’avoir étudié la musique je crois. On est capables de retranscrire, comme un traducteur, pour faciliter la compréhension d’un langage, d’un système musical extra-occidental puis se l’approprier pour en faire autre chose.

Ça confirme ce que me dit Bony : pour se rencontrer, vous avez déjà fait la moitié du chemin, lui a été très vite attiré par le rock (le rock allemand notamment) et de vous, il me dit : « Les musiciens de Tonn3rre3 sont des noirs avec la peau blanche », dans le sens où vous pratiquez, très bien selon lui, les rythmes congolais.

J’ai senti chez Bony quelqu’un de très ouvert et de très cultivé sur les cultures musicales occidentales et il a trouvé chez nous des gens ouverts et intéressés par les cultures musicales africaines. On a chacun une double culture d’une certaine façon.

J’étais étonné que Bony ne soit que chanteur malgré le fait qu’il soit guitariste, qu’il connaisse l’informatique musicale… Est-ce que vous avez mis en place des règles de travail, une répartition des tâches précise ?

Pas vraiment. D’abord, j’ai découvert les multiples facettes du personnage en le fréquentant. On a fait les choses très directement. Après, Bony a énormément d’idées vocales surprenantes et il bricolé des fragments qu’on a développés musicalement : une partie de guitare sur Prisoner notamment qui a été brillamment repensée façon soukous par Diblo Dibala. Sinon, on s’en est tenus à cette répartition-là : à nous les synthés, les machines, les percussions, à Bony le chant et une belle partie de l’imaginaire de cet album à travers ses textes.

Avez-vous discuté avec Bony de ce qu’il allait justement aborder dans ses textes en lingala ?


On discutait beaucoup à partir des instrumentaux, on écoutait, on réagissait : « Tiens, j’entendrais bien une grosse voix à la Isaac Hayes… » On parlait de timbres, lui me racontait des histoires, provenant de mythes ou de l’actualité du pays, ou plus largement de la nature de notre humanité. On trouvait au fur et à mesure des points de consensus. Banco, bingo, il m’envoyait ensuite trois quatre phrases en yaourt, je montais tout cela, il écrivait par-dessus, et ainsi de suite. De la cuisine, quoi. Mais on a passé pas mal de temps à traduire les textes en français, d’abord parce que ça m’intéressait, et puis aussi, c’est une langue qui comporte beaucoup de termes polysémiques. En quelques sessions de travail, j’ai assisté Bony pour produire des traductions françaises qui reflètent au mieux le sens qu’il voulait donner à ses textes. Nous nous sommes d’ailleurs très bien trouvés sur certaines thématiques qui nous étaient chères et il y a d’autres thématiques qui lui sont plus personnelles.

Tonn3rr3/Bikaye
Tonn3rr3/Bikaye

Est-ce que c’est important pour toi et Bony, que ce disque soit écouté en Afrique ?

Écoutera qui voudra. La musique est sur les réseaux. Je ne me sens pas en mission pour quoi que ce soit. Il a dû te le dire, en revanche, ça doit tenir à cœur à Bony. Prisoner est le catalyseur de cette idée-là. Je lui ai envoyé un bricolage en lui disant : « Voilà, après avoir écouté Tabu Ley Rochereau (star de la rumba congolaise, aujourd’hui décédé, grand-père de Shay notamment, NDLR), voici mon idée de la rumba congolaise. » Et puis j’ai remarqué que Bony avait quelque chose qui le gênait. Il me dit : « ça n’est pas africain ». Je lui réponds que jusque-là, ça ne l’avait pas gêné. Petit à petit, on a trouvé un terrain d’accord, avec ce morceau complètement hybride qui conjugue mode mineur et mode majeur. En fait, ce morceau-là lui importait parce qu’il le voyait comme très proche de la rumba traditionnelle mais trop loin à la fois, comme si j’avais perverti la chose, et il ne voulait pas avoir à en rougir auprès de la communauté. S’il y a un morceau que les Africains écouteraient peut-être, c’est celui-là, pensait-il sans doute, parce qu’il leur parle directement par ses riffs et à travers les paroles aussi. C’est drôle d’ailleurs, la compagne de mon beau-père, qui est congolaise, a filmé un morceau du petit concert qu’on a donné il n’y a pas longtemps, en me disant : « Celui-là est super ». Banco, je te le donne en mille, c’était Prisoner. Si ce disque pouvait avoir la vertu d’amener des gens à élargir leur écoute et leur goût, qu’ils soient africains ou d’ailleurs, ça serait une réussite ! L’avenir nous le dira, on n’est pas maître de tout ça.

Vous avez déjà joué les chansons du disque sur scène récemment ?

Oui, nous avons fait une petite semaine de résidence, et à l’issue de celle-ci, on a fait un concert pour présenter notre travail à nos amis, la famille, les voisins, Diblo est venu avec son groupe jouer… C’était sympa. Avec la fac aussi, on a eu l’occasion de jouer lors d’un colloque sur l’afrofuturisme organisé par Alexandre Pierrepont à Paris 8. C’est à cette occasion et grâce à ce dernier que j’ai rencontré Nicole Mitchell qui est flutiste et qui a joué sur Akei, un morceau de l’album.

Comment Bony s’inscrit-il dans la performance scénique ?

Il est très à l’aise sur scène, il est à fond, il est devant, à mi-chemin entre chanson et improvisation, c’est aussi un ambianceur, il aime bien ça. Et ça tombe bien, puisqu’on aime particulièrement être dans l’improvisation, même si on a dû pour le nouveau répertoire respecter le cadre du format chanson. Mais avec Tonn3rr3, on est surtout capables de jouer 45 minutes ou 2 heures, selon le contexte.

Vous êtes aussi dans une recherche de transe, dans une certaine fonctionnalité de la fête.

C’est tout à fait ça. Et on aimerait explorer cette dimension avec Bony à mesure que les concerts arrivent.

Dans une époque pas très réjouissante, où pas mal de ponts se coupent entre les gens et les cultures, est-ce que tu vois une dimension utopique ou politique à votre disque ?

Souhaitons que ce ne soit pas de l’utopie pure ! On rêve tous à des formes de rencontres, que cette idée soit partagée plus largement, même en ne restant qu’au niveau de la musique, pour ne pas aborder les grands conflits qui nous secouent. À l’échelle de notre petite communauté musicale, bien sûr que c’est une volonté d’avoir un message d’ouverture, de partage et d’échanges qui nous profite à tous. Mais ça n’est pas un prétexte, c’est notre amour de la musique qui nous conduit vers ça. La démarche musicale passe avant quoi que ce soit d’autre. Après ça ne nous associe à rien d’altermondialiste, de poing levé, de mouvements politiques identifiés, et on ne croit pas aux frontières ou aux étiquettes constamment posées sur les choses. Mon terroir, c’est vraiment le rock et les musiques afro-américaines, avec tout ce que cette histoire comporte de liens, de passerelles. C’est la base de ma culture et de mon goût pour l’hybridation. Ce sont des musiques qui se sont construites au-delà de mondes clivés.

C’est aussi cette façon d’aborder les choses qui a construit votre imaginaire autour de la musique africaine ?

Oui d’une certaine façon, mais on écoute beaucoup de musiciens africains qui finalement jouent déjà autre chose que de la musique africaine, de la soul funk, avec des pédales fuzz, des boîtes à rythmes, c’est déjà de la musique en circulation entre l’Afrique et l’Occident, comme William Onyeabor par exemple. Tout a toujours voyagé. Simplement, on a trouvé dans tout ça des accents qui nous plaisaient, l’insistance sur des thèmes ou des rythmes qui manquaient dans la musique occidentale, ce qui crée justement cette sorte de transe tout à fait compatible avec la techno ou la house, aussi pour le côté cérémoniel que ça peut entraîner. On prend ce qui nous intéresse : du rock psychédélique, des rythmes africains qui dialoguent avec les machines… Je ne fais pas de distinction. Fela, c’est déjà de la musique qui voyage, il n’y a pas plus d’exotisme à écouter ça que James Brown par exemple.

J’ai souvent l’impression qu’on aime écouter les musiques africaines, ou les musiques des Antilles à travers le prisme de l’archive historique. On a plus de mal avec ce qui s’y passe au présent.

C’est une remarque qui a du sens. J’essaie de rester à l’affut de ce qui se fait à droite à gauche, à ne pas juste vénérer des gens qui sont morts. Après, ça n’est pas toujours facile devant la masse musicale importante de l’époque, et ça m’amène à une écoute un peu passéiste, j’en reviens souvent aux années 1970 et 1980. Mais c’est aussi une question de goût personnel pour des timbres analogiques, des sons des vieux synthés, des vieilles machines… La part aléatoire de tout ça a tendance à me faire vibrer plus que la culture numérique qui n’est pas quelque chose qui me fascine tellement, la même trap déclinée dans toutes les langues, c’est pas ce qui m’excite le plus. Après, il ne faut jamais cesser d’être ouvert et curieux. Il faut tous qu’on continue à creuser et à s’ouvrir !


À suivre : l’entretien avec Bony Bikaye.
It’s a Bomb par Tonn3rr3/Bikaye et disponible sur le label Born Bad Records

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