Christopher Owens : « Je n’ai jamais eu aussi peur de sortir un disque »

Christopher Owens / Photo : Sandy Kim
Christopher Owens / Photo : Sandy Kim

De son propre aveu, il n’en avait aucune idée, mais qu’est ce que Christopher Owens nous avait manqué ces dernières années ! Cela faisait presque dix ans que nous attendions la suite de Chrissybaby Forever, son dernier album solo en date. Pendant cette période, Girls, son intouchable premier groupe, est passé du statut de groupe respecté à celui de groupe culte, cumulant des millions d’écoutes sur les plateformes. Mais voilà, Christopher Owens a malheureusement connu à titre personnel une situation inversement proportionnelle, en passant de pop star s’affichant sur les campagnes Saint Laurent, Isabel Marant ou H&M à une vie de sans domicile fixe ignoré de ses propres amis. Remonter la pente a été long, douloureux, mais sans cette descente abrupte I Wanna Run Barefoot Through Your Hair n’aurait jamais vu le jour.

Ce qui nous aurait privé du meilleur album de sa carrière, un de ceux dont la beauté vous agrippe pour ne plus jamais vous lâcher. Ce retour aussi discret qu’inattendu ne pouvait que nous donner envie d’échanger avec lui, des dizaines de questions à lui poser en tête. C’est via Zoom et en marchant dans les rues de New York que Christopher Owens nous a longuement raconté sa période de galère, la joie que lui procure ce qu’il considère comme une seconde chance de faire ce qu’il aime le plus, composer, sortir des disques et donner des concerts. Encore affecté par ce qu’il a traversé,il est passé par différentes phases pendant cet échange d’une grande honnêteté. Parfois en démontrant de la gratitude, souvent en insistant à plusieurs reprises, parfois en affichant clairement les blessures qu’il tente de guérir. C’est un entretien qui vous remue, à l’image de son album.

Dans quel état d’esprit étais-tu en 2015, à la fin de la promotion de Chrissybaby Forever, alors que ton contrat avec Turnstile, ta maison de disques de l’époque, se terminait ?
Christopher Owens : J’étais curieux de voir ce qui allait se passer, mais plutôt confiant. A ma grande surprise, lorsque je démarchais des maisons de disques ou des musiciens pour me lancer dans un nouveau projet, mes contacts trouvaient des excuses. C’était toujours le mauvais moment. J’ai vraiment trouvé ça étrange. Mon ancien manager a tout tenté, mais en vain. Les réunions calées avec différents labels n’aboutissaient pas.

Comment as-tu réagi à tout ça ?
Christopher Owens : J’ai contacté JR (Chet “JR” White) pour savoir s’il voulait que l’on travaille sur un nouvel album de Girls. Il s’est montré enthousiaste, mais une année a passé et nous n’avons pas avancé. JR était difficile à contacter, nos agendas ne collaient pas. On se voyait rarement. Idem avec d’autres amis avec qui j’ai tenté de collaborer. Pendant cette période, plusieurs personnes ont finalement montré leur intérêt pour travailler avec moi, mais rien ne s’est passé par la suite. J’étais le seul à relancer.

As-tu pensé à arrêter ta carrière ?
Christopher Owens : Non, plutôt à faire une pause. Ma compagne et moi souhaitions nous marier et fonder une famille, nous avons commencé à le planifier. L’idée était de prendre un an ou deux en off, et de voir ce qui se passerait pour ma carrière dans la musique à la fin de cette pause. Mais ça non plus, ça ne s’est pas concrétisé. Ma compagne m’a quittée peu de temps après un accident qui m’a immobilisé pendant une longue période. Parfois on pense avoir trouvé la bonne personne, mais finalement ce n’est pas le cas. Je ne lui en veux pas. Ça arrive.

Peu de gens le savent mais tu as eu un groupe, Curls, avec lequel vous avez sorti un EP en 2017 ? Pourrais-tu nous en parler ?
Christopher Owens : JR et moi étions en studio pour enregistrer des parties de batterie pour les démos du nouvel album de Girls. Le studio avait son propre ingénieur du son pour assister JR. Il s’appelait Shane Stoneback. Shane m’a dit qu’il avait déjà travaillé avec moi sur le son d’une vidéo enregistrée en live dans une église à New York. Je ne me souvenais pas de lui, par contre je connaissais cette vidéo de Girls. C’est ma préférée du groupe sur Youtube. Nous étions au meilleur de notre forme avec JR à cette époque. Pour en revenir à l’enregistrement des démos, au début tout s’est bien passé et puis JR a commencé à s’endormir pendant les sessions. Il a fini par ne plus venir au studio. C’était le début de la fin. Je lui ai conseillé de rentrer dans sa famille pour se reposer, et c’est la dernière fois que je l’ai vu. Il est décédé peu de temps après. Shane a senti mon désespoir pendant les sessions et il m’a proposé de passer chez lui pour tenter de travailler ensemble sur des chansons. C’était vraiment sympa de sa part. J’ai contacté quelques musiciens que je connaissais un peu. Et c’est devenu le EP de Curls. Tout a été rendu possible grâce à Shane. Savais-tu qu’à la base Girls devait s’appeler Curls ?

Non, mais j’aime cette idée de continuité avec d’autres musiciens. Étant le seul compositeur dans Curls, as-tu retenu quelques idées du temps passé avec eux en studio pour ton nouvel album solo ?
Christopher Owens : Oui, les bases vraiment brutes de I Wanna Run Barefoot Through Your Hair ont été enregistrées avec eux à cette époque. Quand on entend un groupe complet (guitare, basse, batterie) ce sont les membres de Curls qui jouent. Ces sessions datent d’avant que je quitte la Californie. Je ne sais pas si nous aurons un futur ensemble car deux des membres ont eu des enfants et sont partis habiter en province. J’ai amené les bandes avec moi à New York et j’ai tout retravaillé seul. Mais je suis heureux qu’ils figurent sur l’album.

Certains titres avaient été composés dans le cadre d’une reformation de Girls ? Que s’est-il passé ? 
Christopher Owens : Do You Need a Friend? est la seule chanson sur laquelle j’ai réussi à avancer avec JR. Ça se sent car nous avions déjà réalisé un mix de guitares saturées et de gospel sur Vomit. Mais nous voulions l’explorer encore plus.

Il y a une logique derrière l’envie de reprendre les mêmes idées pour toi. Tu as dit n’avoir composé que quatre chansons dans ta vie, chansons sur lesquelles tu reviens sans cesse dans le but d’en créer la version ultime.
Christopher Owens : Quand tu enregistres une chanson, je veux toujours ajouter des paroles, modifier un refrain. Ce n’est malheureusement pas toujours possible. Je ne suis pourtant pas un perfectionniste, j’aime quand tout se passe simplement.

Justement, ton comeback en solo s’est-il passé simplement ?
Christopher Owens : C’est étrange car tout est arrivé d’un coup grâce à Shane alors j’en ai vraiment bavé ces dernières années. J’ai été percuté par une voiture et immobilisé pendant un long moment car je n’avais pas de couverture sociale, j’ai perdu mon job, mon domicile. Et par conséquent mes amis qui, me voyant en difficulté à devoir jouer de la guitare dans la rue, ont commencé à s’éloigner de moi. C’est grâce à l’ep de Curls que j’ai remonté la pente progressivement, et avec beaucoup de chance. Après l’enregistrement de Curls, Shane a travaillé sur un album de Cults. Il leur a dit qu’il venait juste d’enregistrer avec moi. Ils ont adoré ces chansons et m’ont invité à ouvrir pour eux sur une tournée. Lors de notre date à New York, nous avons rencontré leur manageuse qui m’a pris sous son aile. En parallèle Dean Bein, le boss du label True Panther Sounds m’a appelé en me proposant de sortir quelque chose sur son label. Ça tombait bien, car j’avais un disque quasiment bouclé sous le coude. Ça fait vraiment cliché, mais je suis convaincu que quand ça commence à aller bien pour toi, tout se met en place. Quand tout va mal, les gens ont peur de toi et t’ignorent.

Christopher Owens / Photo : Hedi Slimane pour Saint Laurent
Christopher Owens / Photo : Hedi Slimane pour Saint Laurent

Cela a dû être vraiment difficile pour toi alors que tu as vécu une période où toutes les portes s’ouvraient, même celles d’une campagne de pub pour Saint Laurent. Tu avoues avoir eu des pensées très sombres suite à tous ces événements.
Christopher Owens : J’ai eu l’impression que le succès et l’échec étaient les deux extrémités d’un élastique, et qu’en claquant des doigts je suis passé de l’une à l’autre à pleine vitesse. Quand rien n’allait, j’ai été frustré comme jamais. Il m’a fallu du temps pour essayer de voir la vie de façon positive et de commencer à rebondir. Il fallait juste que je sente que c’était le bon moment. Ça m’a appris que quand tout va bien, quand tu as du succès, il ne faut pas se laisser porter, mais plutôt saisir chaque opportunité qui se propose et tout de suite penser à la suivante. Comme une grenouille qui saute d’un nénuphar à l’autre.

Dirais-tu que tu viens de sortir ton meilleur disque à ce jour ? Il est même devenu l’album préféré de certains fans hardcore de Girls.
Christopher Owens : Tu n’as pas idée du plaisir que ça me procure d’entendre ça. J’aime les albums de Girls plus que tout. Ils sont sacrés pour moi. Et pourtant j’ai pour la première fois l’impression d’avoir fait mieux avec I Wanna Run Barefoot Through Your Hair. Je ne pensais pas y arriver, mais j’ai travaillé vraiment dur, et j’ai essayé sans relâche de m’améliorer. C’est juste étrange, mais ok, d’avoir ce sentiment à un stade avancé de ma carrière.

La sensibilité qui se dégage de ce disque est impressionnante. Elle donne l’impression que ces chansons sont thérapeutiques. Es-tu d’accord ?
Christopher Owens : Sans aucun doute. Sans ce qui m’est arrivé ces dernières années je ne serais pas la personne que je suis aujourd’hui et l’album aurait été différent. Par contre, je n’ai jamais eu aussi peur de dévoiler un album au public. Tout simplement parce que je voudrais que ça redevienne mon travail à plein temps, mais je ne sais pas encore si ce sera possible. Tu sais, devoir checker ma boîte mail tous les jours pour être sûr de ne rater aucun mail important pour ma carrière ne m’était pas arrivé depuis des années. A l’opposé des craintes pour le futur, recommencer à partir en tournée me procure une joie immense. Le contact avec les fans et les amis à l’étranger, m’a vraiment manqué. Je réalise que je prenais tout ça pour argent comptant alors que c’était quelque chose d’unique. Tout s’est arrêté du jour au lendemain. J’insiste, mais tu n’as pas idée du manque que ça m’a procuré ces dernières années (on sent vraiment de l’émotion dans sa voix, ndlr). J’ai toujours en mémoire la tête de gens que je connais à peine, mais que j’appréciais de rencontrer lors des concerts. J’ai hâte de les retrouver.

Deux titres se font écho, No Good et Two Words. Ils sont la preuve que ce disque est capable d’être sombre et plein d’espoir à la fois. Beautiful Horses est positive également.
Christopher Owens : Oui, certaines personnes ont du mal à le voir, ils trouvent l’album trop sombre. La chanson Two Words est souvent mal comprise, les gens ne perçoivent pas l’espoir qui s’en dégage. Les paroles sont parmi les plus belles que j’ai écrites. Elles disent que si quelqu’un s’est mal comporté avec toi et qu’il t’a laissé tomber, rien ne t’empêche de lui souhaiter d’être heureux. Je trouve que c’est une chose merveilleuse à faire. Pour ce titre, j’ai essayé de créer une ambiance à la Spiritualized, particulièrement avec le son de cloche qui revient régulièrement.

Les gens qui trouvent tes paroles trop sombres ne réalisent sans doute pas tout ce que tu avais besoin d’exprimer.
Christopher Owens : Oui, elles ne sont que le reflet d’une période de ma vie. Il ne faut pas avoir peur d’avoir des pensées sombres. Ce n’est pas aider la société que de bloquer tout ce qui est négatif et de donner l’apparence d’être heureux 24/24. Mais les remarques en ce sens n’ont pas été nombreuses. J’ai surtout eu des retours de personnes qui se sentaient moins seules en s’identifiant à des paroles où j’exprime clairement qu’il a été difficile pour moi de survivre une journée supplémentaire. Je suis heureux qu’un album qui a été thérapeutique pour moi puisse aider d’autres gens. Je reste convaincu depuis le début de ma carrière qu’écrire des chansons est la chose la plus importante que je puisse faire. C’est naïf, mais je suis heureux d’aider des gens. Certains d’entre eux m’aident en retour. La musique aide énormément de personnes dans leur quotidien, elle a un pouvoir incroyable. On pourrait penser que j’ai une haute opinion de moi-même en disant ça, mais crois moi, c’est loin d’être le cas.

Pourquoi avoir inclus une référence au titre de Roxette, It Must Have Been Love dans Do You Need a Friend ?
Christopher Owens : Ah, tu l’as remarqué ? J’habitais au Danemark quand j’ai découvert cette chanson. Elle figurait sur la bande originale de Pretty Woman. Ma petite amie de l’époque était fan de Roxette, leur musique a donc été la bande son d’une bonne partie de mon adolescence. Je les adore. Ils sont pour moi l’exemple parfait de la perfection pop dont sont capables les suédois. Ils sont capables de mélanger la douceur et la tristesse comme personne. Je voulais juste chanter une ligne It Must Have Been Love, suivie de quelques notes de piano extraites de la chanson. Ma maison de disques a dû s’assurer que nous n’aurions pas de procès, mais le groupe a été cool, ils nous ont donné leur feu vert. J’adore faire ce genre de clin d’œil, ce n’est pas la première fois que j’en réalise un. Il y a un pont sur Ghost Mouth qui reprend le refrain de Nothing Compares 2 You. J’ai aussi piqué un peu de Bach sur Chrissybaby Forever. Oh, j’ai aussi sorti un morceau qui sonne comme du Felt dont je suis un grand fan.

Tu avais d’ailleurs rencontré Lawrence de Felt et Denim lors d’un passage à Paris !
Christopher Owens : Je m’en souviens encore. JR et moi n’avons jamais été aussi impressionnés que ce jour-là. Nos amis n’en revenaient pas, ils étaient tellement jaloux. Lawrence est un type adorable. Depuis ce moment, il vient de temps en temps aux concerts quand je joue à Londres. Il n’arrive jamais les mains vides dans la loge. Il a toujours un single ou un livre à m’offrir.

Tu as vécu à San Francisco pendant la quasi majorité de ta carrière. Une partie de l’album y a d’ailleurs été enregistrée. Pourquoi avoir déménagé à New York ?
Christopher Owens : C’est une super ville. Elle me fait du bien. Il fallait que je passe par une phase de changement pour repartir de zéro. J’ai trouvé une petite communauté de musiciens à New York avec qui je m’entend bien. J’ai quelques amis, mais très peu. Contrairement à San Francisco où je pensais en avoir beaucoup. J’ai longtemps pensé que les gens pouvaient vivre ensemble, tout partager. Mais ce n’est pas réaliste. Étrangement, c’est à Los Angeles que je connais le plus de gens. Mes meilleurs amis y habitent. A chaque fois que je m’y rends, c’est étrange, j’ai l’impression d’aller à la maison. Mais j’adore vivre à New York. Je me suis marié il y a un an et ma femme vit ici avec moi. Nous menons une vie plutôt calme. Quelques amis Californiens nous rendent visite de temps en temps. Être juste tous les deux nous convient parfaitement. Elle m’a aidé à me reconstruire, c’est une fille incroyable. Rien ne nous prédestinait à ça car nous nous sommes mariés trois jours après notre rencontre. Les gens nous prenaient pour des fous, mais je crois en la romance. Elle va se former pour devenir ma tour manageuse.

Christopher Owens / Photo : Sandy Kim
Christopher Owens / Photo : Sandy Kim

Pour l’instant, ton retour est centré uniquement aux US, que ce soit pour les concerts ou bien la distribution de l’album. Pourrais-tu nous dire pourquoi ?
Christopher Owens : Nous devrions tourner en Europe l’été prochain. Nous avons reçu pas mal d’offres, mais rien n’est encore confirmé. J’ai hâte de revenir à Paris. Il n’y a que peu d’endroits où tout est toujours parfait, les salles, le public, l’ambiance générale. A chaque fois que j’apprends que j’y joue, j’explose littéralement de joie. Je ne sais pas si l’album sera distribué ailleurs qu’aux États-Unis. Je pense que les labels s’en moquent un peu maintenant car tout le monde peut acheter de la musique en ligne. Je préférerais que l’album soit disponible en physique partout, mais j’ai du mal à comprendre l’industrie du disque.

Les fans ne t’ont pas oublié pendant cette période d’absence. Ils sont nombreux à se réjouir de ton retour. Comment le vis-tu ?
Christopher Owens : Je ne sais pas comment décrire ce que je ressens. Jamais je n’aurais imaginé un tel enthousiasme de la part des fans et des médias. J’espère juste que ça va durer car je ne sais pas si je suis prêt à redescendre émotionnellement. J’ai l’occasion de faire à nouveau ce que j’aime pendant quelques mois, il faut maintenant que j’arrive à rebondir sur cette opportunité en travaillant le mieux possible pour que ça continue. A aucun moment ces dernières années je n’ai réalisé que les gens écoutaient encore les albums de Girls, que certains fans espéraient mon retour. J’ai du mal à réaliser que je ne suis plus une figure du passé.

Quelle est la suite pour toi ?
Christopher Owens : J’ai commencé à écrire de nouveaux titres. J’ai aussi un stock de chansons de Girls datant de l’époque de nos albums. JR et moi n’avons pas eu l’occasion de les enregistrer. Si la tournée est un succès, j’aurais sans doute la possibilité de les enregistrer. Je croise les doigts car je suis convaincu qu’il y a plein de choses que les gens seront peut-être heureux d’entendre.

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I Wanna Run Barefoot Through Your Hair de Christopher Owens est sorti chez True Panther Records.

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