« Lenoir en questions » de Anne Kuhn et Jean-Baptiste Erreca

Bernard Lenoir / Photo : Anne Kuhn
Bernard Lenoir / Photo : Anne Kuhn

Musical écran #11 Bordeaux Rock 2025Il y a quelque temps, en relisant des extraits d’un livre que j’avais rangé depuis trop longtemps au fin fond de ma bibliothèque, j’ai (re)découvert une phrase parfaite, ou plutôt une phrase que j’ai trouvée parfaite car elle disait en peu de mots exactement tout d’un de mes groupes de chevet – et même, sans doute, de la majorité des disques de ma discothèque : “Cette musique ressemblait parfois à de petits morceaux de cristal colorés et, quelquefois, c’était la chose la plus douce, la plus triste qu’on pût imaginer”. C’est Carson McCullers qui écrit cela dans le magnifique Le Cœur Est Un Chasseur Solitaire paru en 1940 – et plusieurs semaines après, je trouve toujours qu’elle résume à merveille les chansons de The Apartments, d’hier mais surtout d’aujourd’hui. Et quelques autres, donc.

Je n’en sais strictement rien car je n’ai pas eu l’occasion de lui poser la question – et peut-être que si j’avais eu cette occasion, je n’aurais même pas osé la lui poser – mais quand même : j’aurais bien demandé à Bernard Lenoir si cette phrase-là, précisément cette phrase-là, n’aurait pas pu accompagner à la perfection la majeure partie des playlists des émissions qu’il a animées entre 1978 et 2011 – essentiellement sur France Inter, oui, mais il  y eut aussi la parenthèse Europe 1 et bien sûr Rockline et Les Enfants du Rock à la télévision. Je ne sais pas la réponse, mais j’ai envie de croire que oui. D’autant plus après avoir regardé le documentaire que lui a consacré Anne Kuhn – épaulée par Jean-Baptiste Erreca –, un documentaire très justement intitulé Lenoir En Questions – puisque l’homme se dévoile, toujours avec élégance et pudeur, en répondant entre autres au vingt-deux questions imaginées par Sophie Calle et Grégoire Bouillier.

Ce documentaire n’est pas une hagiographie. Ce n’est pas non plus le documentaire que certains attendaient peut-être. Il n’y a pas ici d’anecdotes tapageuses, de “j’ai été le premier à…”, de scènes en coulisses, de remerciements de musiciens devenus stars immortalisés le temps d’un appel vidéo. Il n’y a rien de tout ça car il y a juste un beau film ne cherchant qu’à raconter l’homme qui s’est toujours caché derrière l’animateur – un homme et un animateur qui bien sûr ne faisaient qu’un depuis toujours, mais pour nous en rendre compte, nous étions alors trop occupés à noter le nom d’un groupe, le titre d’une chanson, à enregistrer sur une cassette vierge un concert, une session, une émission.  Et c’est très exactement cela qui fait de ce film “un documentaire pas comme les autres”.

Il a d’ailleurs commencé depuis à peine quelques secondes que l’on sait déjà qu’on ne sera pas déçu. Ou comment les propos de Jean-Daniel Beauvallet, autre « passeur » identifié qui témoigne en voix off – on retrouve aussi au générique des témoignages discrets du comparse Hugo Cassavetti (et alors, deux souvenirs immédiats : l’interview de New Order à Manchester au moment de la sortie de Brotherhood en 1986 et Bernard Sumner les pieds sur la console ; l’interview au long cours de The Cure pour la parution de Kiss Me Kiss Me Kiss Me en 87), de la femme de radio Rebecca Manzoni, de l’auditeur Guy Pichon, de la musicienne Lou –, résument Lenoir à la perfection : “Il était un phare dans la nuit […] pour plusieurs qui l’écoutaient un peu en cachette ; on l’écoutait sous la couette et ça créait une relation très intime entre l’auditeur et le DJ”. Et donc, tout de suite, les flashs encore. La banlieue ouest, le 3e étage de l’immeuble de la Résidence, le transistor marron – oui, il était vraiment marron – sous l’oreiller pour ne pas se faire fâcher par sa mère alors que la porte de la chambre était ouverte pour laisser passer la lumière du couloir – oui, parfois, quand on est enfant, on a peur du noir. Et donc en trente secondes, tout est dit – pour reprendre le titre d’un artiste d’ici très cher à l’homme et au journaliste ? En fait, non. Parce qu’il y a tout le reste. Tout le reste, donc. Il y a ces plans presque fixes, ces silences qui en disent beaucoup, ces travellings et ces regards aussi. Il y a, bien sûr, cette voix, inimitable, amicale et comme éternelle, qui parle de réussites, de chance, d’échecs, de rencontres. D’amour, de littérature. De doutes, aussi. Souvent. D’honnêteté, de faculté à ne pas être dupe et de savoir rester à sa place – dans un milieu où beaucoup trop ont usurpé la leur. Qui parle bien sûr de cette musique qui a d’abord bercé l’adolescence – voire plus si affinités (et il y en eut des affinités) – puis accompagné notre refus de passer dans l’âge adulte.

Le studio 105 un soir de Black Sessions en 1994 / Photo : Roger Picard
Le studio 105 un soir de Black Sessions en 1994 / Photo : Roger Picard

C’est un film qui s’écoute autant qu’il se regarde, un film où le bleu – le ciel, l’océan, la mer – joue un des premiers rôles, ce bleu comme celui de la mélancolie qui accompagne souvent, avoue Bernard Lenoir posément, sa vie au quotidien. Une mélancolie, apprend-on après toutes ces années, qui déjà était présente à l’époque de Feedback, dont le mot d’ordre était une pensée chère à Victor Hugo : “La mélancolie, c’est le bonheur d’être triste”. Une mélancolie que l’on retrouve dans les extraits de chansons qui jalonnent le film (dans le désordre, This Mortal Coil qui reprend Buckley père, I See A Darkness de Will Oldham, Love Will Tear Us Apart, Jim de Murat, The Sundays, Manset, Swell, Sparklehorse, Le Courage des Oiseaux de Dominique A, PJ Harvey en duo avec Nick Cave) ou le très beau score instrumental composé par Lou et Pascal Bouaziz, entre sobriété folk et bruitisme contrôlé, qui souligne joliment les images, les pensées, les silences, les photos d’archive parfois – Moose sur la scène du studio 105. C’est un film sur la beauté des gens qui se posent des questions, qui cherchent toujours leur place, qui réfutent les certitudes ; un film sur la disparition comme ligne de fuite, sur les petites choses de la vie, sur la fidélité, sur la passion. C’est un film qui dresse le portrait d’un homme qui à son corps défendant, a changé pas mal de vies dans différentes décennies – car comme pour The Cure ou Jean-Louis Murat, les auditeurs ont en fait leur période Lenoir favorite et cela peut même alimenter des débats qui n’en finissent plus, comme : “Alors, tu es plutôt Cocteau Twins aux Bains Douches ou Cocteau Twins pour le deuxième anniversaire des Black Sessions ?” (oui, ce genre, très exactement). Je ne l’ai compris que très tard : Bernard Lenoir a changé ma vie ou plutôt m’a donné l’envie – l’envie du partage je crois, et quoi de plus normal après tout de la part d’un homme qui avoue préférer “la solitude à deux” . Je ne l’ai compris que grâce à ce documentaire qui dresse le portrait d’un homme humble, qui doute, qui reconnaît ses erreurs, qui aime, qui partage. Un documentaire qui m’a Remué ; un documentaire au sujet d’un homme dont la voix m’a permis de trouver ma voie – et c’est ballot, mais je ne sais toujours pas comment l’en remercier. Un documentaire qui murmurera à l’oreille de beaucoup. Un documentaire très personnel. Mais qui touche, en plein cœur, à l’universel.


Lenoir en questions par Anne Kuhn et Jean-Baptiste Erreca a été diffusé dans le cadre du festival Musical Ecran à Bordeaux.
A réécouter : quelques Black Sessions

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