Damien Jurado – Loin de Hollywood

Damien Jurado
Damien Jurado

Plus de vingt ans après ses débuts, Damien Jurado renoue avec le dépouillement de ses premiers disques et sort In the Shape of a Storm, un superbe album de folk simple et mystérieux, sans doute son meilleur depuis Where Shall You Take Me? en 2003. 

Après avoir traversé une très éprouvante année 2018, ponctuée notamment par la fin de son partenariat de près de quinze ans avec le label Secretly Canadian et, surtout, par la mort soudaine de son ami Richard Swift, avec qui il aura enregistré pas moins de cinq albums entre 2010 et 2016, Damien Jurado a décidé de repartir sur de nouvelles bases. Pour son dix-huitième opus, le remarquable In the Shape of a Storm, il a donc choisi d’opter pour une certaine forme de minimalisme. Seul, ou presque, avec sa guitare ; une formule qu’il n’avait, jusque-là, jamais expérimentée ailleurs que sur scène et qui semble renvoyer directement à l’aura artisanale de certains de ses meilleurs disques, comme Ghost of David et Where Shall You Take Me?. Enregistré en moins deux heures, et avec un certain sens du risque (deux prises de cinq chansons chacune, pas d’overdubs), au studio Sonikwire d’Irvine en Californie, ce nouvel album impressionne grâce à la beauté désarmante de ballades comme Lincoln, South ou Hands on the Table et s’affirme déjà comme l’un des grands albums de ce début d’année. Interrogé, il y a quelques jours, par téléphone, il répond depuis Los Angeles, où il réside désormais. 

Damien Jurado
« In The Shape Of A Storm », 2019.

C’est la première fois que vous enregistrez un album aussi dépouillé. Pourquoi ce choix ?

Je crois que j’ai surtout senti qu’il était temps que je m’y mette. J’aurais sans doute dû commencer par là, il y a vingt ans, avec mes premiers albums, Waters Ave S. et Rehearsals for Departure. En fait, cela faisait longtemps que mes fans me demandaient un album de ce genre. Ils avaient l’habitude de me voir jouer seul avec ma guitare lors de mes concerts, mais beaucoup regrettaient de ne pas retrouver ce genre de dépouillement sur mes disques. Pour moi, en revanche, cela n’avait jamais été un problème. Au contraire, cela me permettait de maintenir une vraie distinction entre mes albums et mes concerts. De plus, je ne voyais pas pourquoi j’aurais forcément dû sonner sur disque comme sur scène. Et puis, là, finalement, je me suis dit qu’il était temps.

Même si cette forme très dépouillée peut rappeler certains enregistrements de vos débuts, je pense à des chansons comme Simple Hello ou Ohio, l’écriture semble, quant à elle, très différente et empêche d’avoir le sentiment d’un véritable retour aux sources…

Oui, tout à fait. En fait, les années passent et je ne suis plus le même qu’il y a vingt ans. Mon écriture a beaucoup évolué depuis cette époque. 

En même temps, certains traits dominants de votre écriture actuelle étaient déjà présents à l’époque de Ghost of David. Je pense notamment à votre façon de vous approcher très près de l’intimité de vos personnages tout en les maintenant dans une forme d’imprécision qui, parfois, frise l’abstraction.

Oui, en fait, je dirais que c’est un peu comme si on m’avait donné mes habits d’adulte lorsque j’étais enfant. Les idées étaient là, mais elles étaient encore trop grandes pour moi. Aujourd’hui, j’ai grandi, donc ça va ; les vêtements me vont.

Damien Jurado
Damien Jurado

Il y a deux ans, vous vous êtes lancé dans une tournée intitulée The 50 State tour et qui vous a amené à jouer dans une multitude de villes américaines moyennes ou, même, petites. Quelle était votre idée ? Et pensez-vous que cette tournée a eu une influence sur votre écriture ? 

Oh, c’était très simple. En gros, aux États-Unis, les artistes tournent toujours dans les grandes villes : Chicago, Los Angeles, New York, etc. Et personne ne va jamais dans les villes de moindre envergure. Par exemple, la Californie ne saurait se résumer à San Diego, Los Angeles et San Francisco ; il y a beaucoup d’autres endroits où aller. Bref, j’avais envie d’aller jouer dans des petites villes Midwest, ainsi que dans beaucoup d’autres endroits du même genre où les grandes tournées ne passent jamais. Cela me préoccupait d’autant plus que j’étais conscient du fait que tout un public de fans habitant loin des grandes villes n’avait jamais l’occasion de me voir en concert. Donc je voulais y remédier. Il y avait tellement d’endroits où je n’avais jamais joué.

J’imagine qu’il y avait aussi l’idée d’aller à la rencontre d’une autre Amérique. 

Oui, et cette Amérique-là n’apparaît jamais à la télévision ou dans les films. Ce qu’on voit, c’est New York ou Hollywood, mais pas l’Amérique profonde.

La géographie et les noms de ville ou d’état ont toujours été très présents dans vos chansons. On pourrait citer Ohio, Denton, TX, Hoquiam (qui est une ville de l’état de Washington, mais aussi le nom du groupe que vous avez monté avec votre frère Drake), Omaha, etc. S’agit-il, selon vous, d’un moyen d’ancrer vos chansons dans une certaine réalité ? 

Oui, je pense. Mais il me semble que c’est aussi, pour moi, une façon de me situer en dehors du champ habituel et des lieux les plus populaires. Par exemple, sait-on seulement combien de chansons ont été écrites sur l’état de Californie ? Il y a California Dreamin’, California Girls, Hotel California, etc. Combien de chansons sur la Californie faudra-t-il encore écrire avant que l’on puisse passer à autre chose ? 

Hoquiam
Hoquiam, Hoquiam (St. Ives, 2010)

En parlant de Hoquiam, pouvez-vous dire deux mots sur ce groupe avec lequel vous avez sorti un album (Hoquiam chez le label St. Ives en 2010, ndlr), il y a quelques années ?

C’est un groupe que nous avons monté en 2010 avec mon frère Drake. Pour nous, il a toujours été entendu que ce projet ne devait durer que le temps d’un album. A la base, notre idée était de monter un groupe “local” et de ne pas chercher à jouer au-delà des frontières de l’état de Washington. Personnellement, je n’avais jamais connu ça. En signant chez Sub Pop, à l’époque de Waters Ave S., je m’étais aussitôt retrouvé projeté bien au-delà de Seattle et de ce que je connaissais du milieu local, et je pense que cela avait fini par créer, en moi, une forme de manque. Je crois que j’avais besoin de me focaliser sur un projet d’envergure plus modeste. Il y a tellement de bons groupes qui ne jouent jamais en dehors de leur ville ou de leur état… Cela n’a rien à voir avec leur qualité ou leur ambition. Seulement, ces musiciens ont parfois des métiers ou des familles qui les retiennent là où ils sont, ce qui rend illusoire toute idée de tournée hors de l’état. Bref, nous avons enregistré ce disque à deux, nous avons donné quelques concerts à Seattle et dans la région, puis nous nous sommes séparés.

D’où viennent les chansons de In the Shape of a Storm ? Ont-elles été écrites spécialement pour cet album ?

Non, en fait, il s’agit surtout d’une collection de chansons orphelines que j’avais mises de côté et qui avaient fini par s’accumuler, au fil des années. A l’exception du morceau titre, toutes ces chansons ont été écrites sur une période de plus de vingt ans mais, pour des raisons diverses, elles n’avaient pas trouvé de place sur l’un ou l’autre de mes albums. Lincoln, par exemple, date de l’époque de Ghost of David, mais je n’avais pas pu l’enregistrer avant.

Et des chansons comme Newspaper Gown ou Oh Weather, d’où viennent-elles ?

Newspaper Gown a été écrite vers 2010, après l’enregistrement de Saint Bartlett. En écrivant cette chanson, je savais déjà qu’elle ne pourrait pas trouver sa place sur Maraqopa, l’album suivant, car le projet était complètement différent. Oh Weather a été écrite vers 2013, à une époque où j’enregistrais des disques avec Richard Swift qui,  là encore, n’avaient rien à voir avec ce registre très acoustique. Mais ce qu’il faut bien comprendre c’est que je passe ma vie à écrire des chansons. Que j’aie un album en vue ou pas, je passe, de toute façon, mon temps à écrire et à composer. Or, ma démarche n’est jamais guidée par le projet d’un album précis. J’écris constamment et, de temps à autre, je fais un album avec ce que j’ai sous le coude. 

Quelques mots sur Lincoln, le morceau sur lequel s’ouvre l’album ? 

Lincoln a d’abord été enregistré pour ce qui aurait dû être mon troisième album pour Sub Pop. Les chansons étaient prêtes, j’avais tout enregistré sur le 8-pistes digital qu’un ami m’avait prêté. Mais, malheureusement, je maîtrisais mal le matériel et, en appuyant sur un bouton complètement anodin, j’avais tout effacé. Deux semaines de boulot envolées d’un coup ! A l’époque, cela m’avait tellement déprimé que je n’avais pas eu le courage de tout réenregistrer. J’avais voulu passer à autre chose et partir sur un projet réellement neuf. Du coup, je m’étais mis à écrire de nouvelles chansons et c’était ainsi que Ghost of David était né. Plus tard, j’ai retrouvé une cassette de démos de titres de cette époque et Lincoln en faisait partie. 

Et de quoi parle la chanson ? 

La chanson est inspirée par une mésaventure qui m’est réellement arrivée. Je m’étais retrouvé coincé dans une tempête, un jour où je séjournais dans le Nebraska. Pendant trois jours, il m’avait été impossible de bouger. En plus, ma voiture m’avait lâché et je n’étais pas parvenu à la réparer. Sur Ghost of David, la chanson December est inspirée par la même histoire. 

In the Shape of a Storm a une sonorité très folk. Est-ce un genre dont vous vous sentez proche ?

Non, pour être tout à fait honnête, je trouve même que c’est un genre musical très ennuyeux. Je n’en écoute jamais. Bien entendu, il y a de bonnes choses : la plupart des chanteurs sont de bons songwriters. De plus, le fait que le genre repose en grande partie sur le sens du récit et des personnages ne peut pas me laisser insensible, mais j’ai vraiment du mal à aller plus loin. Je trouve que c’est surtout un genre qui s’est enfermé dans une forme très codifiée. Et ça, ça me bloque complètement. Pour moi, c’est trop limité. 

Pourtant, au-delà de leur forme, vos chansons ont quelque chose de très folk, notamment dans votre approche des personnages, dans ce qu’elles disent d’une certaine humanité, dans votre choix de vous intéresser à des destins modestes et, bien sûr, dans votre façon d’écrire et de manier le storytelling

Oui, mais, encore une fois, cette vision du folk ne me convient pas, car elle se limite à la forme d’un type chantant seul avec sa guitare. Or je pense que la musique folk ne devrait pas être cadrée à ce point. Pour moi, le punk ou le hip-hop relèvent aussi de la musique folk. Dès lors que l’on cherche à témoigner de l’époque dans laquelle on vit et que l’on cherche à valoriser une expérience humaine, on fait de la musique folk. Or, pour moi, le punk et le hip-hop ne font pas autre chose.    

Damien Jurado
Damien Jurado

En 2000, vous aviez sorti un disque intitulé Postcards and Audio Letterset qui regroupait plusieurs lettres audio que vous aviez retrouvées dans un dépôt-vente. Qu’est-ce qui vous avait séduit dans ce projet ? Etait-ce la dimension documentaire de ces lettres et l’idée de manipuler une matière brute, terriblement réaliste, ou plutôt la profonde solitude de ces voix inconnues s’adressant à des interlocuteurs absents ? 

Lorsque ce disque est sorti, je collectionnais ce genre de lettres audio d’inconnus depuis pas mal d’années. Le projet était venu d’un ami qui m’avait proposé d’en faire un disque pour son label. A l’époque, cela ne se faisait pas vraiment. C’était bien avant la vogue des found sounds. D’ailleurs, ce n’était même pas censé être un album qu’on écoute d’un bout à l’autre, mais plutôt une sélection de certaines des lettres audio les plus inspirantes de ma collection. En tout cas, ces documents m’ont beaucoup servi pour mon approche des personnages de mes chansons, à cette époque. Je pense à un titre comme Medication, notamment.

Pour différentes raisons, il m’a toujours semblé que Ghost of David faisait lointainement écho au Nebraska de Bruce Springsteen. Or, à la même époque, en 2000, vous aviez justement participé à un album tribute à Nebraska. Vous aviez repris Wages of Sin qui était une reprise d’une chute de Born in the U.S.A.. Est-ce que cet album a été une source d’inspiration pour vous ? 

Non, pas du tout. En fait, je ne connaissais même pas ce disque. Je n’ai jamais eu d’album de Springsteen chez moi et je crois bien qu’à cette époque, j’avais juste entendu une fois Born in the U.S.A.. Très honnêtement, je dois avouer que je suis beaucoup moins branché que ce que la plupart des gens imaginent. Je n’ai pas une grande culture musicale. Et à cette époque, c’était encore pire ! Quant à “Wages of Sin”, c’était le label qui m’avait conseillé de reprendre cette chanson. Moi, je ne la connaissais pas avant ; je l’avais vraiment apprise pour participer à ce disque. Mais, pour en revenir à Nebraska, je n’écoutais pas du tout cet album. Je crois que ce n’est qu’en 2003 que je l’ai entendu pour la première fois. En fait, on me parle souvent de ce disque, mais je crois que la connexion est uniquement liée au fait que les deux disques ont été enregistrés à la maison. Mais ce sont loin d’être les seuls ! Quant à Springsteen, j’ai beaucoup de respect pour sa carrière, mais ce n’est pas un artiste que j’écoute. 

Quel genre de disques écoutez-vous, ces temps-ci ? 

Rien de très récent. J’écoute surtout du punk, de la new-wave, mais aussi le Grateful Dead, John Coltrane, les Sonics, etc.

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