Yan Morvan : Les Années de Fer

Photo : Yan Morvan
Photo : Yan Morvan

Nous sommes au mois d’avril, Yan Morvan est à Corbeil Essonne pour la visite de presse organisée par l’Œil Urbain. En pleine affaire du Brexit, l’édition 2019 du festival est opportunément consacrée au Royaume-Uni et le photographe figure parmi les joyaux de la couronne. Son livre Les Années de Fer, dédié à l’Angleterre de l’après Punk sous l’ère Thatcher est sur le point de paraître chez Serious Publishing, éditeur spécialisé dans la culture populaire et la contre culture. Une partie de ce travail, réalisé à l’occasion de séjours à Londres entre 1979 et 1981, est présentée par l’auteur, devant un parterre de photographes et de journalistes spécialisés.

Morvan a la gouaille et l’arrogance des vieux chiens solitaires qui ont vu toute la misère du monde défiler devant l’objectif. L’Irlande du Nord, le Liban, la guerre Iran-Irak… Les conflits armés n’ont plus de secret pour celui qui s’est aussi forgé un nom et une réputation auprès d’un public élargi, pour avoir documenté, dès le début des années 70, le phénomène des bandes urbaines, des gangs et des bikers de la région parisienne. Pourtant, à Corbeil, l’expo dont les tirages hors normes sont vantés par l’auteur, ne convainc pas tout le monde…

Photo : Yan Morvan
Photo : Yan Morvan

S’y déroule dans le pêle mêle d’une scénographie what the fuck, le récit du London Calling qui réunit les Clash et Lady Di sur une même scène. C’est exactement ce que raconte son livre qui tient autant de la mode, de la sociologie, de la musique que de la politique. Il convoque finalement une époque à laquelle on aimerait tant pouvoir associer notre propre No Future. Mais il suffit de lire la préface de Don Letts et le texte très ajusté de Francis Dordor pour comprendre à quel point notre crise de civilisation n’a plus rien à voir avec les marqueurs sociaux et culturels de l’Angleterre des années Thatcher, sinon dans cette crainte du lendemain que subissent les classes moyennes et populaires de l’économie mondialisée.

En 1979, Yan Morvan n’a que 24 ans. Il est pressé de fuir Le Figaro dont la collaboration vire au cauchemar et le plonge dans un état de profonde dépression. Sans connaître le pays ni la langue, il débarque à Londres en Renault 5, dans l’objectif assez flou de zoner quelques semaines dans les rues, d’aller aux concerts et se faire inviter dans les fêtes où il découvre le visage d’une jeunesse flamboyante et stylée. Yan Morvan photographie cette génération de l’après punk dont la vivacité et la créativité tranchent radicalement avec la misère crasse qu’il capte dans les quartiers, les terrains vagues de l’ère industrielle déchue et dans le quotidien de la rue noire de rancœur et d’alcoolisme. Le jeune photographe travaille à l’instinct, en prise directe, au flash. Il tape dans le vif, regarde cette société dans les yeux alors qu’elle se débat dans ses contradictions et ses tiraillements, dans un mouvement de bascule perpétuel entre son conservatisme et la joyeuse arrogance de son multiculturalisme naissant. Il est sur place au moment où Brixton s’embrase. Morvan, qui utilise la couleur et le noir et blanc sans distinction ni préférence, raconte les bobbies en formation, matraques au poing. Le grain de ses photos est celui de la colère et des batailles rangées, celui des cuirs cloutés et du piss off scandé dans la plus grande impudeur.

Photo : Yan Morvan
Photo : Yan Morvan

En 1981, l’agence Sipa l’expédie à nouveau au pays du Prince Charles, à deux doigts de conclure l’affaire du siècle. Il prendra Lady Di en photo, bien sûr. Ses clichés feront le tour du monde. Mais le reste de son travail finira au fond d’un carton, oublié dans une cave pendant quarante ans. Trop sale, trop branleur, pas assez signifiant pour l’époque, ni pour ses collègues ou son agence qui n’y accordent aucune forme d’attention. Jusqu’à refaire surface aujourd’hui, au hasard d’une revisite de ses archives, en plein Brexit. Yan Morvan a ses petites habitudes. Il travaille avec plusieurs éditeurs mais c’est Serious Publishing qui sortira ce livre, un témoignage précieux et essentiel d’une époque restée dans la mémoire collective comme l’un des âges d’or de la culture pop. Dans Les Années de Fer, c’est le volume qui fait sens. C’est la somme des photographies qui porte le propos et transcende totalement la seule notion esthétique des prises de vues. Le livre est monté comme une succession de courtes séquences, dans un bordel maîtrisé qui ressemble en tous points à ce qu’a pu connaître l’auteur au cours de cette immersion improbable et chaotique dans les rues et les quartiers d’une ville explosive, au bord de la rupture et dont la jeunesse aura su se servir de la culture comme arme émancipatrice.

Photo : Yan Morvan
Photo : Yan Morvan

SERIOUS PUBLISHING, OÙ LA CULTURE DE L’IMPROBABLE

Quand un livre paraît, on a l’habitude de parler des auteurs, beaucoup moins des éditeurs. Pourtant, Serious Publishing n’est pas une maison comme les autres et mérite qu’on s’y attarde un instant. Fondée par Filo Loco il y a près de dix ans, Serious Publishing se définit comme “une maison d’édition indépendante associative spécialisée dans les ouvrages de référence sur des thématiques de culture populaire” et son catalogue comme son fondateur ont de quoi surprendre. Ancien copywriter, biker, bouquiniste avec La Parisienne du Papelart sur le quai de la Tournelle, Filo Loco est un éditeur hors cadre capable de sortir deux livres inédits de Pierre La Police, un annuaire de la magie de 1968 à 1969, comme l’histoire de Sonny Barger, membre fondateur des Hells Angels d’Oakland. Chaque sortie est attendue par une communauté grandissante qui accompagne les projets de Serious Publishing au travers de campagnes de crowdfunding dédiées. Chaque livre a une histoire et celle des Années de Fer ne déroge pas à la règle. Il signe la seconde collaboration entre le photographe et l’éditeur qui avait publié Race With The Devil, un premier livre dédié aux bikers et rockers parisiens des années 70.

Filo Loco Serious Publishing
Filo Loco, fondateur de Serious Publishing / Photo : Jean-Fabien Leclanche

Filo Loco : “ Les Années de Fer est le vingt-troisième bouquin de Serious Publishing. C’est un livre qui a couté cher à produire, parce que c’est Yan Morvan, parce qu’il a des exigences respectables et que j’ai d’ailleurs respecté. Il est exigeant sur le type de papier à utiliser, sur le choix de ses prestataires, notamment ceux qui se sont occupés de la photogravure et qui ne sont pas parmi les moins chers. De même concernant le choix de l’imprimeur. C’est donc un bouquin qui me revient cher et que j’ai pu réaliser dans la mesure où je n’ai pas les conditions de fonctionnement ni les charges habituelles d’un éditeur classique. Je bosse seul, dans un petit bureau et je ne me paye quasiment jamais. Un éditeur normal n’aurait certainement pas accepté les conditions imposées par Yan Morvan pour ce projet. Je les ai accepté parce que j’avais envie de faire ce livre et que ma souplesse me permettait de prendre ce risque.

Comment ce projet a-t-il atterri sur ton bureau ?

Filo Loco : “Il y a un peu plus d’un an on a bossé sur Race with the Devil et nous n’avions pas particulièrement envisagé de poursuivre la collaboration. Mais un jour, il est passé au bureau avec une clé USB en me disant qu’il était retombé sur des images qu’il avait fait à Londres il y a des années et qui étaient restées oubliées au fond d’un carton. C’est Loïc Vincent, le DA avec lequel il bosse habituellement qui est retombé sur ces archives un peu par hasard. J’ai regardé les photos et je les ai trouvé évidemment géniales. Yan a l’habitude de bosser avec plusieurs éditeurs. Il avait déjà montré ce travail ailleurs et les autres gars étaient également intéressés. Je lui ai dit que ces images étaient pour moi. C’est pile poil ce que j’aime et ce que je connais. C’était donc à Serious Publishing de sortir ce titre. Il y a eu un petit ping-pong entre nous pendant quelques semaines et Yan a fini par se ranger derrière mes arguments.”

Qu’est-ce que tu as vu dans ce travail en premier lieu ?

Filo Loco : Yan m’a évidemment tout de suite parlé du Brexit car il voulait profiter du contexte pour sortir le livre, comme un écho à la situation actuelle. Mais ce n’est pas ce que j’y ai vu. J’ai à peu près l’âge d’avoir connu cette période et pas qu’à Londres, à Paris également. Globalement cette culture me parle, c’est la musique que j’écoutais.”

De quelle façon s’est monté le livre ?

Filo Loco : Je fais des livres avec un soucis de cohérence. L’icono, la maquette et les textes forment un tout indissociable. Quand on s’est mis d’accord sur le projet on a parlé des auteurs. Yan voulait Michka Assayas. À mes yeux et sans que ce soit péjoratif, Assayas représente l’intello, le bourgeois qui observe les choses de son salon en compagnie de ses pochettes de disques. C’est ce que j’ai d’ailleurs dit à Yan. Je préférais quelqu’un capable de porter un discours différent et qui ait vraiment vécu l’époque. Je connaissais Dordor par ses écrits depuis Best et les Inrocks et j’adorais ce qu’il faisait. J’ai donc organisé un rendez-vous avec lui. C’est un type peu expansif, prudent. Le sujet l’a intéressé et il est revenu vers nous après un moment de réflexion. Nous avons discuté de l’angle qu’il souhaitait donner à son texte qui pouvait traiter de la mode comme de la musique, de la politique comme de la sociologie. Le résultat embrasse finalement toutes ces dimensions. La participation de Don Letts à une histoire un peu similaire. Il symbolise parfaitement cette époque de l’après punk. Je connaissais son travail de vidéaste et ses différentes collaborations, notamment avec Mick Jones et les Clash. La démarche pour le joindre a été relativement complexe et ses premières réponses un peu évasives. Nous avions un calendrier serré dans la mesure où Yan devait participer à l’édition 2019 du festival l’Œil Urbain, justement consacrée à l’Angleterre. Je lui ai alors envoyé un portfolio un peu fourni et j’ai enfin reçu sa réponse dans l’heure qui a suivi. Je suis particulièrement heureux d’avoir son texte en ouverture du livre car il était vraiment au cœur du sujet.”

Que représente la photographie pour toi ?

Filo Loco : “Je n’entretiens pas de rapport artistique, je ne porte pas ce regard là. Ce qui m’intéresse avant tout en photographie c’est le fond. Donc je m’intéresse aussi à des photos qui peuvent être considérées comme ratées, pas forcément belles esthétiquement mais qui possèdent un potentiel, une force de témoignage.”

Tu viens d’inaugurer les Serious Pulp avec Les Meutes Blanches, un roman de Jean-Éric Perrin. Un mot sur cette nouvelle collection ?

Filo Loco : “J’ai l’impression d’avoir franchi un palier dans mon existence, je fêterai les 10 ans de Serious Publishing l’année prochaine. Depuis quelques mois, je reçois un plus grand nombre de propositions qu’auparavant, dont des romans. Même si j’en lis beaucoup, ce n’est pas forcément ce que j’avais envie d’éditer. Et puis je suis tombé sur le texte de Jean-Éric Perrin qui sollicitait mon avis. Ça m’a tout de suite parlé, je suis immédiatement rentré dans son univers. C’est vraiment le type de bouquin que j’aurais lu avec plaisir. J’ai donc eu envie de publier des romans dans cette veine là, des fictions populaires et sans prétention, que tu lis en un où deux jours. C’est vrai que j’ai commencé Serious Publishing en m’amusant, avec Le dictionnaire des films français pornographiques et érotiques de Christophe Bier en pensant faire un one shot. Il s’est avéré que le bouquin a bien marché et qu’il a généré de la notoriété. Ça m’a permis de construire le reste et de continuer jusqu’à aujourd’hui. Et plus les années passent, plus je me prends au jeu. J’ai envie de produire des choses pérennes, qui aient du sens. C’est vrai aussi pour cette nouvelle collection. J’ai deux nouveaux Pulp de programmés. Le premier sera signé par le boxeur Franck Tiozzo. Il y a toujours une histoire derrière mes bouquins, ils n’arrivent pas “comme ça.” Franck m’a un jour apporté une sorte de cahier relié avec un texte en me disant qu’il avait envie d’en faire un long métrage. J’ai donc lu son texte, le truc était gavé de fautes mais l’histoire tenait bien la route. Je lui ai dit que si il n’en faisait pas un film, on pourrait toujours envisager de l’éditer…

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