The Magic Numbers – L’Hymne à la joie

The Magic Numbers
The Magic Numbers

Il y a eu au début du XXIe siècle, entre 2000 et 2005 ou 6, une loi des séries assez folle : celle de premiers albums (presque) parfaits – en tout cas pour 99 % de la rédaction de la RPM (avec le recul, je crois que c’est l’équipe de ce magazine qui a inventé le concept du troll, non pas que la personne en question cherchait à « emmerder » les autres, elle était en fait juste là pour que les apéros durent plus longtemps – c’est avec les réseaux sociaux que le concept a malheureusement dérivé). Et vu le nombre d’albums, il y en a eu des apéros. De mémoire, dans le désordre chronologique et sans aucun souci d’exhaustivité, je pourrais citer Lost Souls de Doves, Is This It de The Strokes, Hal de Hal, Quiet Is The New Loud de Kings of Convenience (oui, on sait, c’est en fait un deuxième album, mais comme c’est le premier à sortir en vinyle, ça compte), The Hour Of Bewilderbeast de Badly Drawn Boy, Franz Ferdinand de Franz Ferdinand, Lovers de The Sleepy Jackson, So Much For The City de The Thrills, Len Parrot’s Memorial Lift de Baxter Dury, Richard Hawley de Richard Hawley, We Are From… de Suburbia, United de Phoenix… Enfin, vous avez compris l’idée.

Au printemps 2005, il y eut aussi The Magic Numbers de The Magic Numbers, un groupe dont j’avais entendu parler un an auparavant dans les bureaux de son label londonien, Heavenly Recordings : c’est Martin Kelly qui en vantait les mérites et quand Martin Kelly vante les mérites d’un groupe, la seule chose que vous avez envie de faire c’est de l’écouter (en sachant déjà que vous allez adorer). Et ça n’a pas raté. Avec leur look à la cool, leur bonhommie de tous les instants et leurs chansons qui faisaient que les jours (même les plus gris) étaient aussi beaux que les nuits – avec en plus Forever Lost, un hit qui bien sûr n’en a pas été vraiment un mais qui s’écoute de génération en génération (là aussi, j’en sais quelque chose, c’est le premier souvenir musical de ma fille et encore aujourd’hui, entre Angèle, Pomme et Billie Eilish, elle demande toujours qu’on monte le son dès que résonne l’intro) –, The Magic Numbers a réalisé un vrai classique de pop décomplexée et jubilatoire, aujourd’hui réédité à l’occasion du trentième anniversaire d’Heavenly (et pour le Disquaire Day, virtuel ou non). Alors, si vous n’avez jamais pris le temps d’écouter ces mélodies qui finissent toujours par trotter dans la tête, c’est peut-être le moment. Et si vous vous retrouvez un sourire benoit aux lèvres, ne vous en étonnez pas.

The Magic Numbers, article publié dans la RPM en juillet 2005.

Radieuse. Harmonieuse. Contagieuse. À la fois exubérante et réservée. Telle est la musique de ce drôle de quatuor baptisé The Magic Numbers, à des années-lumière de la tendance “rock” actuelle. Ici, l’apparat n’est pas invité au débat. Seules les chansons font loi. Des chansons qui, ça tombe bien, n’ont rien à envier à celles imaginées par les grands compositeurs du siècle dernier – de Burt Bacharach à Bob Dylan, en passant par Jimmy Webb ou Laura Nyro – et aux arrangements qui flirtent déjà avec un classicisme absolu. Voilà ce qu’on décèle sur le formidable premier album imaginé par les deux fratries Stodart et Gannon. Sous l’égide du “Stéphanois” Bob Stanley, rencontre londonienne avec un groupe drôlement singulier et sacrément attachant.

C’était il y a un an, presque jour pour jour. En ce début du mois de juin 2004, le même temps printanier baignait Londres dans une douce torpeur qui encourageait à l’oisiveté. Les immenses fenêtres du principal bureau du label Heavenly Recordings, sis en plein cœur de Soho, étaient entrouvertes et le soleil accentuait la clarté naturelle de cette pièce spacieuse aux murs blancs. Martin Kelly, le numéro deux de l’une des dernières structures britanniques vraiment dignes d’intérêt, s’affairait à fouiller dans son sac. “Il faut vraiment que je vous fasse écouter ça. Nous venons de signer un groupe. Enfin, il faudrait surtout que vous puissiez le voir sur scène. Ils sont, comment dire… Ils sont différents ! La maquette est bien, mais ce n’est rien en comparaison de leurs concerts. Ils sont quatre, ce sont des frères et sœurs et ils s’appellent The Magic Numbers…” Il faut parfois savoir prendre son mal en patience. Londres, juin 2005. Dans la minuscule salle du Barfly, tout le monde a le sourire aux lèvres. Les musiciens, les cent cinquante “privilégiés” qui devinent bien qu’ils voient sans doute pour la dernière fois dans des conditions aussi intimistes les responsables de cette euphorie générale. Et que cela tient déjà même du miracle. Car trois semaines auparavant, ces derniers se sont payé le luxe de remplir le Forum et de jouer devant deux mille personnes… Avant même la sortie de leur premier véritable single. Martin Kelly avait raison. Un concert des Magic Numbers n’est pas un concert comme les autres… Surtout par les temps qui courent. Oh, pourtant, il ne se passe rien de particulier. Il n’y a pas de mise en scène savamment étudiée, pas de jeu de lumières original. Non. Juste quatre personnes à la normalité assumée, simplement heureuses d’être là pour jouer leurs chansons. Et qui aiment le faire savoir à un public qui le leur rend bien. Qui s’arrête de parler sur les passages a capella. Reprend (déjà) en chœur les refrains. Et bat la mesure autant que faire ce peut. Non, décidément un concert de The Magic Numbers n’est pas un concert comme les autres. Et ce n’est pas Bob Stanley, l’une des têtes pensantes de Saint Etienne, qui oserait contredire ce fait, surtout après avoir avoué le matin même, quelques minutes avant de mener l’interview dans un pub : “Lorsque nous leur avons proposé de jouer avec nous pour notre fête du jour de l’an, nous savions déjà qu’il était hors de question qu’ils passent juste avant nous. C’est trop risqué d’avoir à leur succéder…”

Elle rigole. Elle rigole même tout le temps. À croire que Michele Stodart est l’incarnation de la joie de vivre. En plus d’être la bassiste et l’une des voix angéliques des Magic Numbers. Angela Gannon n’est pas en reste. Ses yeux pétillent sous une frange négligemment ajustée. Elle aussi fait entendre son timbre cristallin au sein du groupe. Sinon, elle joue du Melodica et des percussions. Un peu de claviers également. Son frère Sean, de prime abord, est plus posé. Renfrogné, serait-on tenté de dire. Il est vrai qu’il s’affaire sur son nouveau téléphone portable. On n’ose pas le lui faire remarquer, mais il ressemble étrangement à un croisement de Lemmy de Motörhead et de Richard D. James d’Aphex Twin. C’est d’autant plus curieux qu’il est batteur. Quant à Romeo, l’aîné de Michele, il ne peut s’empêcher de ponctuer chacune de ses phrases d’un sourire plus grand que nature. Il est le guitariste et le principal chanteur. Et surtout, le compositeur en chef. Bon, il faut le reconnaître, lui a quand même de faux airs de Demis Roussos. Ce doit être la barbe.

The Magic Numbers

Ce sont les deux garçons qui ont commencé les Magic Numbers, il y a quelques années de cela. “Vous savez, je joue de la musique depuis l’âge de six, sept ans et dès mes dix ans, j’ai commencé à faire des listes de noms de formations fictives”, explique le plus normalement du monde Romeo, en terminant son verre de jus d’orange. “Et quand nous avons trouvé celui de Magic Numbers, je me suis dit qu’il était impossible que personne n’ait eu une idée aussi évidente avant nous ! Sincèrement, je le trouve atemporel !” “Heureusement, d’ailleurs”, souffle Sean, en levant les yeux de son nouveau joujou. “Sinon, il serait déjà passé de mode… (Sourire.) Vous ne pouvez pas savoir le nombre de concerts que l’on a donnés avant même que nos sœurs ne nous rejoignent… C’est bien simple, il nous est même arrivé de faire la première partie de Rialto !” Et vous savez quoi ? Les quatre éclatent de rire. En chœur. Ces jeunes gens se sont rencontrés dans la banlieue londonienne de Hanwell, peu de temps après l’arrivée de la famille Stodart, fraîchement débarquée de New York. Auparavant, elle vivait sur l’île de la Trinité, où sont nés Romeo et Michele. Ce qui, avouons-le, ne se ressent pas particulièrement dans la musique du quatuor, qui évolue dans cette formation depuis l’année 2003.

“J’ai l’impression que nous ne nous sommes jamais arrêtés de jouer”, explique le chanteur-guitariste, non sans une pointe de fierté dans la voix. “Pour notre premier concert ensemble, il devait y avoir quinze personnes”, explique Michele, qui laisse échapper un pouffement. “Mais, je crois que ça leur a plu, alors, elles sont revenues au suivant, tout en parlant de nous à leur entourage”. Dans le cas des Magic Numbers, le principe du bouche-à-oreille n’a jamais cessé de fonctionner. Avec en plus, un petit coup de pouce du destin. “Un de mes copains, qui joue dans Absentee, a donné mon numéro de téléphone à Martin Kelly en lui conseillant fortement de me passer un coup de fil pour connaître nos prochaines dates”, explique Romeo, en se grattant la barbe. Le concert du mois de mars 2004 dans l’arrière-salle d’un pub baptisé le Water Rats va alors faire office de tournant. “Juste avant que l’on joue, quelqu’un est venu nous dire que Geoff Travis et Jeff Barrett étaient présents, ils étaient venus spécialement pour savoir ce que nous valions”, raconte Michele, visiblement encore toute émoustillée par l’anecdote. “C’était d’autant plus incroyable que Rough Trade et Heavenly étaient les deux labels sur lesquels nous rêvions de signer”, reprend un peu plus calmement son aîné. “Et juste après notre set, Jeff a débarqué comme une furie dans le minuscule couloir qui sert de loge, la tête rouge pivoine, pour nous demander si nous avions envie de sortir un disque… Bizarre comme question quand tu t’adresses à un groupe, non ?”, poursuit-il. Et vous ne devinerez jamais. Ils s’esclaffent une nouvelle fois à l’évocation de ce chouette souvenir.

Les chansons de Magic Numbers sont phénoménales. Elles ont toutes des allures de classiques. Qu’elles soient ouvertement pop, à l’instar de ce Forever Lost qu’on soupçonne déjà indémodable, ou plus introverties, tel cet I See You, You See Me qui semble couler de source malgré sa structure complexe et ses changements rythmiques. “Je compose la majeure partie des chansons sur une guitare. Ensuite, je les fais toujours écouter à Michele en premier. Alors, on discute des ambiances, des atmosphères. Et puis, elle va avoir une idée rythmique, ajouter une mélodie et le morceau va prendre une autre dimension…”, explique Romeo, comme s’il s’agissait d’un jeu d’enfants. “Parfois, tu as des idées très précises en tête mais que tu n’arrives que très difficilement matérialiser. Ce fut le cas pour I See You… : on a dû batailler pour parvenir à nos fins”. On peine à le croire tant le groupe donne l’impression de réussir tout ce qu’il entreprend avec une aisance déconcertante. Pourtant, tous avouent volontiers avoir eu quelques craintes au moment d’entrer en studio. “Au début, nous avons même vécu un véritable calvaire. Parce que nous avions peur de ne pas rendre grâce à nos chansons”, explique le plus sérieusement du monde Angela. “Nous en jouons certaines depuis si longtemps sur scène que l’on avait du mal à accepter l’idée d’en faire une version ‘définitive’”, reprend Romeo. “D’autant plus que nous étions continuellement sur les routes au même moment. Alors, on essayait de se souvenir des meilleures versions que nous avions pu faire quelques jours auparavant… Au début, on a essayé d’enregistrer chacun de notre côté, mais on n’y arrivait pas. Techniquement, il n’y avait aucun problème, nous n’avions rien à nous reprocher, mais il manquait quelque chose. Nous n’étions pas à l’aise en procédant de la sorte. Alors, on a décidé de tout faire live”.

Bob Stanley évoque le syndrome Lee Mavers et explique à nos interlocuteurs l’éternelle amertume du leader des La’s eu égard à un album qu’il a qualifié lui-même de “poubelle” après l’avoir pourtant réenregistré trois ou quatre fois. “Ah bon !”, s’exclament-ils, avant que Michele ne s’interroge légitimement : “Et vous croyez qu’il travaille toujours dessus à l’heure qu’il est. Parce qu’il faudrait peut-être lui dire d’arrêter et de passer à autre chose !” Vous n’allez pas me croire… Mais ils partent tous dans un grand éclat de rire. Nos Magic Numbers, eux, sont contents de leur album. Et ils ont bien raison. Ils avouent même avoir été agréablement surpris par la tenue de certaines versions, comme celle de Try, en presque conclusion du disque. Presque, parce que ces plaisantins n’ont pas trouvé meilleure idée que de placer en morceau caché Hymn For Her, la chanson de leur “premier” single, tiré à cinq cents exemplaires, le genre de balade touchée par la grâce, ornée d’un glockenspiel et d’une mélodie à briser n’importe quel cœur. Il faut quand même être sacrément culotté pour se permettre ça. Mais il faut dire qu’ils ont de quoi avoir confiance en leurs moyens. En leur talent surtout. Les Chemical Brothers sont venus chercher Romeo pour l’inviter à chanter Close Your Eyes, un titre de Push The Button. Noel Gallagher, Doves ou Ed Harcourt n’arrêtent pas de se répandre en éloges à leur sujet. Invité à être le rédacteur en chef exceptionnel d’un numéro du Time Out, l’écrivain mélomane Nick Hornby a demandé expressément à interviewer le groupe… Pete Fowler, l’artiste gallois responsable de plusieurs pochettes de ses compatriotes Super Furry Animals, a approché lui-même le quatuor avant de créer les déjà célèbres personnages aux contours naïfs.

Naïfs, nos quatre amis sont loin de l’être. Ils savent très bien ce qu’ils veulent. “Maintenant, de plus en plus de gens sont impliqués dans ce que nous faisons. Et tout le monde a envie de donner son avis, est persuadé de savoir mieux que nous ce qui nous conviendrait…”, explique Romeo sans hausser le ton. “Mais c’est à nous de rester concentrés sur ce que l’on désire. Comme pour la vidéo de Forever Lost, dont l’idée originelle est de Michele. Le pire qui pourrait nous arriver serait de nous laisser déborder par cette excitation ambiante”. “Mais nous sommes de plus en plus confiants en nos possibilités”, poursuit Sean, qui a définitivement rangé son mobile dans son sac. “Mieux, les gens qui gravitent autour de nous savent maintenant de quoi on est capable, s’ils nous laissent faire comme on l’entend. On se connaît tellement bien qu’il n’existe pas de faux-fuyant entre nous. L’équation est simple : on aime notre musique, on aime notre groupe et les gens le sentent. Ils s’aperçoivent aussi que nous n’essayons pas de jouer un rôle. Nous sommes tels que nous sommes, nous montons sur scène comme nous sommes habillés dans la vie de tous les jours. Et je crois que ça plaît”.

Le succès des Magic Numbers, certes à la seule échelle britannique pour le moment, fait plaisir à voir. On aimerait presque qu’il soit suivi d’une lame de fond, à laquelle leurs copains de HAL – avec lesquels ils ont tourné et partagé un 45 tours devenu rapidement collector – prendrait part. Harmonies vocales qui rappellent les plus belles années de la scène West Coast de la fin des années 1960, excursions country, arrangements ingénieux, mélodies en accroche-cœur : Angela, Michele, Romeo et Sean tutoient déjà quelques glorieux aînés. Les noms de Burt Bacharach, Brian Wilson, Jimmy Webb, Leonard Cohen, Laura Nyro, Fred Neil viendront émailler la conversation. Exactement ceux qui viennent à l’esprit lorsqu’on écoute les compositions de ces musiciens et mélomanes surdoués. “Nous, ce que nous aimons par dessus tout, ce sont les chansons qui font ‘voyager’. Et c’est ce qu’on essaye de réaliser, avec nos moyens et nos idées, bien sûr ! Je trouve dommage qu’on ait parfois tendance à oublier que la musique reste le plus beau des échappatoires”. Et c’est encore plus vrai lorsqu’elle est l’œuvre des Magic Numbers.

 

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