Machines #4 : Mellotron, Nights in White Satin

Mellotron M400 (Mark IV)

Après le microKORG, avatar le plus moderne de notre série Machines, faisons un grand bond dans le passé. Remontons le temps, bien avant le Minimoog. Nous sommes en 1963, les Beatles publient leur premier album, et un curieux instrument sort des ateliers de la société Bradmatic Ltd : le Mellotron MK1. Cette première version est une réinterprétation d’un instrument américain, le Chamberlin, dont les origines remontent aux années cinquante. Nous allons découvrir comment une firme de Birmingham, de mécanismes et têtes de lectures, a influencé toute la pop psychédélique et le rock progressif de la fin des années soixante en piquant, sans le vouloir, l’idée d’un Géo Trouvetou californien.

Harry Chamberlin, l’inventeur oublié
Harry Chamberlin et un prototype de la fin des années 50.

Harry Chamberlin est un inventeur de profession, qui pendant la seconde guerre mondiale, participe notamment à la conception de certains circuits du Boeing B-29 (1). Après la guerre, il va travailler entre 1949 et 1956 à un projet très particulier : un instrument à clavier capable de reproduire tous les sons de l’orchestre. L’idée lui serait venu en jouant de l’orgue et s’enregistrant sur cassette : pourquoi ne pas avoir un instrument capable de jouer n’importe quel son, en déclenchant une bande pour chaque note ?  L’idée, aussi simple que révolutionnaire, va être affinée au court des années cinquante. Il développe en parallèle une série de boîtes à rythmes sur le même principe: les Rhythmates. La première d’entre elles sort en 1949. Elle est généralement considérée comme la première boîte à rythmes jamais produite et commercialisée (2). Ingénieuses, elles sont étudiées pour être posées sur les orgues de maison afin que le claviériste puisse s’accompagner. Les concurrents (Hammond et Lowrey) copient l’idée sans reprendre ce principe de lecture sur bande au profit de sons synthétiques moins réalistes. Cela aboutira, quelques décennies plus tard, à la TR808 ou la Linndrum. Harry Chamberlin prend aussi le temps de concevoir son clavier. Entre 1951 et 1959, il produit  une centaine d’exemplaires du Chamberlin 200 (le premier de la série à disposer d’un clavier), puis fait évoluer le concept jusqu’au modèle 600, qui va atterrir entre les mains des Britanniques. Cet instrument, très proche des Mellotron que nous connaissons, comporte deux claviers distincts. L’un (à gauche) est dédié aux accompagnements, tandis que le second (à droite) permet de jouer des notes de différents instruments (violons, flûtes, guitare, banjo, etc). Il va voyager en Angleterre dans des circonstances rocambolesques.

Bradmatics
Bill Fransen devant un MKI en 1963 dans la première usine Mellotron.

Nous sommes en 1962. Harry Chamberlin a engagé un commercial, son ancien laveur de vitres, Bill Frasen. Ce dernier pressent le potentiel de l’instrument, malgré des problèmes fiabilités.  Il ne partage cependant pas ses méthodes commerciales basées sur le bouche-à-oreilles de son patron. Bill Frasen part en Angleterre en cargo à la recherche d’une société capable de lui fournir 70 têtes de lectures. Il rencontre à cette occasion les frères Bradley (Frank, Norman et Leslie). Ces derniers découvrent l’un des deux Chamberlin 600 amenés en Angleterre par Frasen. Séduits par l’instrument, ils décident de s’en inspirer et montent une nouvelle société avec l’aide de deux célébrités de l’époque, le chef d’orchestre Eric Robinson et le magicien David Nixon: Mellotronics. La première version du Mellotron (pour MELOdy elecTRONics) voit le jour en 1963 et ressemble à son cousin américain le Chamberlin 600 (3).

Mellotron MKII

Dès l’année suivante, la société britannique commercialise une version dite Mellotron MK2. La première avait de nombreuses défaillances techniques; celle-ci s’impose comme la première version classique de cet instrument mythique. Elle accompagne en effet de nombreux disques psychédéliques des années soixante. Ce succès étonnant auprès d’un public auquel l’instrument n’était pas destiné est peut être du à l’intervention d’un jeune musicien travaillant au contrôle qualité de la société de Birmingham…

Mike Pinder, le missionnaire pop

Harry Chamberlin conçoit au départ l’instrument pour un usage domestique : pouvoir s’accompagner et reproduire des chansons de Dixie ou de musique légère à la maison. Les Britanniques semblent également destiner l’instrument à ce marché dominé par à les orgues à l’époque, comme  en témoigne le sujet d’actualité de 1965 ci-dessus. Mike Pinder, un musicien pop, a peut-être fait basculer les choses. Il travaille au contrôle qualité de la société pendant 18 mois et tombe sous le charme des sons de l’instrument. Le Mellotron coûte malheureusement une somme prohibitive. Avec son groupe, les Moody Blues, il joue un Rhythm & Blues typique de l’époque (4). À partir de 1967, Mike Pinder se procure un Mellotron d’occasion et en fait la marque de fabrique de la formation : un élément essentiel du son qui va rendre si célèbre les Moody Blues. L’instrument, dans une version modifiée par le musicien (5), apparaît pour la première fois dans le répertoire du groupe en sur le 45 tours Love & Beauty.  Désormais inséparable de l’identité du groupe, le Mellotron figure sur tous les disques du Moody Blues jusqu’à la fin des seventies, notamment sur le classique Days of Future Passed (1967) porté par le slow éternel Nights in White Satin, peut-être l’un des plus beaux usages de l’instrument.  Au delà de son propre ensemble, Mike Pinder communique son enthousiasme assure auprès de ses amis musiciens : l’ensemble des Beatles s’en procurent un. Très vite, le Mellotron gagne de nombreux adeptes dans l’élite de la pop anglaise, de Manfred Mann en passant par les Stones ou Pink Floyd. Le gratin britannique se presse d’intégrer les sonorités de l’instrument dans leurs derniers enregistrements (6).  Peut-être faut-il chercher la raison de ce succès dans le son si particulier de l’instrument généré grâce à son fonctionnement unique.

Le Mellotron : si simple et pourtant si complexe

L’idée d’Harry Chamberlin brille par sa simplicité : relier des lecteurs de bandes à chaque note. Ainsi en appuyant sur une touche du piano, l’instrument déclenche la lecture d’un son pré-enregistré. Il suffit alors d’enregistrer un musicien sur l’ensemble de la tonalité du clavier pour disposer du son d’un violon, d’une flûte ou d’un haut-bois. Le principe, bien qu’évident, est révolutionnaire. Il préfigure le sampling de plus d’une décennie avec une technologie typique de l’après-guerre. Dans les faits, un cabestan tourne en permanence quand le Mellotron est allumé, chaque note a ensuite sa propre tête de lecture qui est activé quand le musicien joue sur la touche en question. Sur le Mellotron, trois sons sont accessibles en parallèle, sur la même bande. Les sonorités n’étant pas bouclées, elles durent généralement huit secondes. La technologie du retour de la bande diffère ensuite selon les modèles. Sur les premières versions un ressort permet l’action, ils sont par la suite remplacés par des moteurs. L’utilisateur peut modifier les sonorités en remplaçant les racks de bandes. Nous pouvons supposer que Chamberlin et les Britanniques n’ont pas souhaité boucler les instruments pour conserver l’attaque de ceux-ci. La technologie si particulière de l’instrument induit ses problèmes de fiabilité : les moteurs de lectures et les bandes sont fragiles et peuvent facilement se détériorer… Les pianistes doivent par ailleurs adapter leur jeu à l’instrument : le très léger décalage et l’absence de sustain (7) orientent l’instrumentiste vers des articulations plutôt lentes (8). Au delà d’une conception novatrice, le Mellotron s’impose grâce à ses sonorités si particulières.

Le son du Mellotron

Si vous aimez la musique des années 60 et 70, vous avez déjà certainement du entendre du Mellotron. Il se faufile absolument partout et plus particulièrement dans les interstices de la pop psychédélique et du rock progressif. Il accompagne merveilleusement bien l’intérêt de la pop pour le classique (9). L’instrument peut certes faire le job pour imiter des ensembles de cordes ou de cuivres, mais déjà, les musiciens s’y intéressent pour ses qualités sonores propres. Tout le monde se souvient ainsi de l’introduction mémorable de Strawberry Fields Forever des Beatles : les flûtes issues du Mellotron révèlent le sentiment nostalgique sillonnant la chanson. Chaud et distant, le clavier britannique applique un filtre unique sur les instruments qu’il reproduit. Bien qu’involontaire, cette couleur est un corollaire de deux de ses caractéristiques : le mécanisme et la méthode de reproductions des bandes. Le système ingénieux de lectures des sons charrie avec lui le pleurage et scintillement (10), un défaut typique des bandes dans lequel le timbre subit de subtiles variations de hauteur dû soit à l’usure du moteur ou au relâchement des bandes. La reproduction des bandes induit, quant à elle, une autre anomalie inhérente au procédé : le bruit de fond généré par de multiples copies (11). Les deux contribuent ainsi, malgré eux, à rendre si identifiable le Mellotron. Pourtant, au delà des caractéristiques physiques, les instruments reproduits font tout le sel du clavier britannique. En un sens, les racks de bandes préfigurent les presets des synthétiseurs de la fin des 70’s. Le musicien a ainsi sous les doigts un véritable orchestre de haut-bois, violons, voix, saxophone, etc. (12) Ces derniers les intègrent aux tubes du moment et même après, tant l’instrument a une longévité dans la production au delà de l’effet de mode de la fin des années soixante.

À son apogée : de nombreux utilisateurs célèbres

Nous l’avons dit plus haut, le Mellotron fait ses débuts timidement à partir de 1965 (6) et surtout 1966 (13) . Dès 1967, il envahit les tubes britanniques. Difficile de tous les citer ! En vrac mentionnons: Kites (1967) de Simon Dupree and the Big Sound (cordes), Space Oddity (1969) de David Bowie (cordes), Let’s Go To San Francisco (1967) des Flower Pot Men (flûtes), Nights In White Satin (1967) des Moody Blues (cordes), Blackberry Way (1968) de The Move (cordes), Hole In My Shoe (1967) de Traffic (cordes) ou encore She’s Like a Rainbow (1967) des Rolling Stones (cuivres) (14). Le Mellotron apparaît aussi sur de nombreux albums devenus pour la plupart des classiques. Les Pretty Things expérimentent avec l’instrument sur leur génial SF Sorrow (1968), The Kinks s’y frottent sur Village Green (1968) et bien sûr les Zombies lui rendent un vibrant hommage à travers Odessey and Oracle (1968). Ils sont loin d’être les seuls dans la vague psychédélique qui renverse le Royaume Uni (15). Après la ferveur pop-sike (16), le Mellotron gagne le cœur du gratin des groupes de rock progressif et arty du début des années 70. Nous le retrouvons ainsi au Royaume Uni chez King Crimson (In the Court of the Crimson King par exemple), Roxy Music, Gentle Giant (17), Yes, Caravan, Uriah Heep, Led Zeppelin, Genesis, Hawkwind… L’instrument s’immisce aussi dans de nombreuses productions européennes dans les 70’s : Tangerine Dream (sur le génial Phaedra par exemple), Klaus Schulze, Ange, Sandrose, Earth & Fire, Le Orme ou Jacques Dutronc (18) ! Le Mellotron acquiert à cette époque, à travers sa version MKIV (19) une connotation prog. À la fin des seventies, il est aussi concurrencé par les String Machines et bientôt les sampleurs, pourtant il trouve toujours sa place dans de nombreux disques.

Le Mellotron après les seventies

Si le Mellotron n’a pas eu un revival à la hauteur de sa période faste, il n’en reste pas moins un instrument régulièrement joué depuis les années 80, souvent pour chercher une couleur psychédélique ou nostalgique. Il serait un peu fastidieux de référencer ici tous ses usages, mais il accompagne à n’en pas douter certains de vos groupes préférés et quelques tubes de récente mémoire. Vous pouvez être sûr que presque tous les groupes psyché modernes ont eu la tentation d’utiliser cette couleur sonore si particulière. Les adeptes peuvent ainsi le reconnaître sur Ok Computer (1997) de Radiohead, The Virgin Suicides (2000) d’Air ou encore A-Punk (2008) de Vampire Weekend (20). Aujourd’hui, la plupart des sons de Mellotron que vous entendrez seront certainement issu d’un plug-in, d’un clavier moderne ou d’un DAW (21) mais peu importe, le Mellotron est toujours là près de cinquante ans plus tard, et trouve toujours moyen de nous étonner et se faufiler dans un single à la radio et vous envelopper de ce son organique et étrange.

Playlist spéciale Mellotron

Notes

(1) Sources: le site très renseigné Candor Chasma et notamment une interview donné par Harry Chamberlain dans les années 70 au fanzine Crawdaddy.

(2) Elle est cependant précédée par la Rhythmicon d’un certain Leon Theremin, nom que nous avions évoqué dans notre article sur le Moog. Nous pouvons écouter une démo de l’instrument sur youtube, le son est somme toute assez éloigné de l’idée que nous nous faisons des rythmes. Celle-ci n’a jamais été commercialisée à l’inverse des inventions d’Harry Chamberlin.   Source: Vintage Synth Explorer

(3) La réalité est parfois difficile à déterminer… En tout cas il semblerait que les Britanniques aient volé sans le savoir les brevets de Chamberlin. Toujours est-il qu’un arrangement fut trouvé au milieu des années soixante avec une répartition des territoires (Mellotron au Royaume Uni et Chamberlin aux États Unis) et une royauté de la part de la société britannique à l’inventeur.

(4) Je trouve que Manfred Mann est le groupe le plus comparable aux Moody Blues au début de leurs carrières respectives : les deux groupes ont une assise British R&B mais avec une approche beaucoup plus pop que des formations dures comme les Animals, Them ou les Stones. Même si les Moody sont connus pour un tube comme Go Now assez mignon, ils ont aussi de chouettes morceaux énergiques (Bye Bye BirdI’ll Go Crazy). Un autre groupe mérite également d’être cité pour son évolution assez similaire : Procol Harum. Ces derniers ont (en partie) démarré en faisant du R&B sous le nom de  The Paramounts avant de changer de nom et signer un autre slow emblématique de 1967.

(5) Il remplace les accompagnements de la main gauche par une seconde série de sons de solistes, comme ceux présents sur la partie droite du clavier.

(6) Et le premier fut a priori Graham Bond avec le single Lease On Love en 1965. L’instrument y est plutôt sous mixé.

(7) Quand le musicien appuie sur la note, il y a du son, et dès qu’il relâche, le son s’arrête net.

(8) Il me semble difficile de jouer des guitares réalistes sur un Mellotron pour ces raisons. D’un coté l’absence de sustain va rendre peu naturel la « sortie » de la note, par ailleurs le décalage ne va pas permettre un jeu très véloce et réactif. Je pense que cela implique que le rendu sera beaucoup plus joli sur des instruments avec une tenue de note importante, comme des cordes.

(9) Un jour, si j’ai le courage, je ferai une playlist de morceaux pop inspirés d’air du classique. D’Aphrodite’s Child, en passant par Gainsbourg ou Procol Harum, les exemples ne manquent pas ! Au delà des airs réinterprétés, il y a aussi l’influence plus diffuse sur la baroque pop de groupes comme The Left Banke ou Honeybus.

(10) Wow & flutter en anglais, les amateurs de Stereolab comprendront !

(11) Le transfert analogique, même de qualité induit du bruit de fond. Chaque transfert augmente donc un peu le bruit de fond. Du coup, si les bandes d’instruments ne viennent pas de la source primaire, elles vont perdre à chaque transfert un peu de leur clarté et leur définition. L’effet pourrait être comparé à ce que nous obtenons en photocopiant une photocopie, et ainsi de suite.

(12) Notons qu’à part la bande 3 Violins, l’une des plus connues d’ailleurs, les autres sons du Mellotron et Chamberlin sont distincts. Chamberlin enregistre chez lui avec un micro Neumann U47 les musiciens de l’ensemble de Lawrence Welk tandis que la société Mellotronics fait faire les siens aux studios d’Abbey Road.

(13) Manfred MannSemi-Detached Suburban Mr James.

(14) Le Mellotron s’entend bien mieux sur la face B 2000 Light Years From Home.

(15) Je pense notamment aux Bee Gees, Pink Floyd, Beatles, The Idle Race, The Easybeats, Julie Driscoll, Brian Auger & The Trinity, Small Faces, Aphrodite’s Child, etc.

(16) Pop-sike est un terme surtout utilisé par les collectionneurs. Il sert généralement à définir les morceaux de pop psychédélique britannique légers et inspirés par Lewis Carroll.

(17) Les anciens de Simon Dupree and the Big Sound, ceci peut expliquer cela !

(18)  Et si ! Sur au moins deux morceaux : Restons Français, Soyons Gaulois et L’âne est au four et le bœuf est cuit. Peut-être en connaissez vous d’autres ?

(19) La version MKIV est de loin la plus connue et la plus associée au Mellotron. Son look est plus dépouillé que la version MK2 (absence du second clavier) et l’instrument était aussi plus transportable pour les concerts…

(20) Plus ? Kelis, The Dukes of Stratosphear, Triptides, XTC, The Brian Jonestown Massacre, The Flaming Lips, Orchestral Manoeuvres In The Dark, Red Hot Chili Peppers, Jonathan Rado, Forever Pavot, Jacco Gardner, Kelley Stoltz, Squeeze, Add N to (X), Velvet Crush, R.E.M., Doug Tuttle, Temples, Mild High Club, Foxygen, The Limiñanas, I Monster, The Black Keys, The Black Hollies, Bangles, Oasis, Parquet Courts , Primal Scream, Lucille Furs, etc…

(21) Digital Audio Workstation ou STAN en français pour STation Audio Numérique. Par exemple : Ableton Live, Pro Tools, Cubase, Logic

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