Léonore Boulanger chez Eva Pritsky

Léonore Boulanger
Léonore Boulanger / Décalcomanie : Jean-Daniel Botta

À flanc d’église, Ménilmontant. On fume devant, on fume dedans, des cigarettes, des vraies. Les bières sont tirées du pack, vite rafraîchies, décapsulées pour 2,50 euros. Chez Eva Pritsky légendaire bar-brocante, 5 rue d’Eupatoria, le concert va commencer. J’inspecte la scène bricolée à même le sol, au centre baroque des objets de bazar : un arbuste de câbles maigres, quelques micros, un clavier Nord pour adultes, un Casio pour enfants, une rutilante guitare demie-caisse mal branchée dans un minuscule ampli-basse, quelques pédales tombées du camion, des jouets… Jean-Daniel Botta gesticule au comptoir face aux indigènes et sourit patiemment à celui-là qui regrette que le concert ne soit pas assuré par le groupe de punk qu’on ne sait pas qui avait promis. Et kurde en plus. Du punk kurde, ça promettait d’être pas mal. Remarque, il a vu la balance, et c’est peut-être bien punk un peu aussi votre machin, qu’il concède.

Léonore Boulanger
De gauche à droite : la moitié du clavier Nord de Matthieu Ferrandez, Léonore Boulanger : chant, Laurent Sériès : percussions, Jean-Daniel Botta : guitare, Gabriel Bristoh : trompette / Photo : Élisabeth Schubert

Léonore Boulanger apparaît, disparaît, sème des paroles à trous derrière la fumée des amis qu’elle reconnaît dans l’assistance qui se constitue avec une patience d’écureuil. Les autres membres du groupe, alentour, sont à rôder : le concert va commencer. On se presse de boire, on cherche à s’asseoir, on se planque ici où là. Il y a les copains, les admirateurs, les curieux, les habitués du lieu qui ignorent tout de ce qui va se passer, et tout ce petit monde, bigarré, dégage une drôle d’intensité hétérogène qui va tellement bien à l’endroit, tout de chaises dépareillées et de babioles incongrues que c’est en presque trop, que c’en est presque louche, le concert va commencer.

Léonore Boulanger, Practice chanterCe soir on fête Practice chanter, paru y’a une huitaine sur le label du Saule que Léonore et Jean-Daniel ont participé à fonder il y a quelque chose comme bientôt onze ans. Le Saule est la base spatiale depuis laquelle une poignée de musiciens virtuoses, poètes savants, reporters artistes, fantaisistes et canailles d’ultra-gauche font régulièrement décoller au terme de décomptes abscons leurs fusées admirables. Parmi eux Borja Flames, Marion Cousin, Aurélien Merle, Antoine Loyer, Bégayer, Camille Couteau, Benjamin Petit Delor, Vincent Moon et Philippe Crab. Le Saule est une pieuvre, comme l’arbre du même nom. Souvent, quand la presse en parle, elle évoque un Saravah nouveau. Ce qui n’est pas impertinent, mais tout de même paresseux. Mais tenez, prenez Katerine. Le grand Katerine. Il en est fou et ne manque pas de le faire savoir. De Léonore et Jean-Daniel assez particulièrement, dont il loue en interview ce qu’il appelle « les chansons de préau », l’invention géniale, la radicalité « véritablement politique », « dégagée et proprement « révolutionnaire » d’auteurs-compositeurs-chercheurs façonnant une langue qui sert à tout sauf à « communiquer ». Programme que Practice chanter, quelques trois ans après Feigen Feigen remplit et plus : dépasse, tout au long d’un grand vitrail sonore dont la moitié d’un semblant d’écoute étourdit comme une drogue inconnue et qu’une lente et heureuse fréquentation récompense au centuple.

Mais le concert va commencer, d’ailleurs le concert commence. Il y a Laurent Seriès aux percussions. Il vient du jazz croit-on savoir, on dirait qu’il l’a lui-même oublié. Grosse caisse au pied, une planche en mains sur la quelle il a cloué ressorts, clapets, bidules qui font doiiing et qu’il manipule à la façon d’un dompteur de puces électroniques. Ça danse, groove, résonne, ça trait tout le lait de l’espace sonore sous la ventrière du groupe. Il y a Matthieu Ferrandez, organiste d’église, dessinateur brut, déchiffreur de partition, carabine humaine. On lui a confié le clavier Nord adulte que j’évoque plus haut, derrière lequel il croise les bras en attendant son tour. Son tour qui s’accomplit en marches harmoniques, marches en crabe sur le dos des chansons-monstres. Il y a Gabriel Bristoh qui ça et là crée des rondeurs dans la couleur, souffle du vent chaud, c’est une trompette. Botta à la guitare, au chant. Boulanger, au chant, Casio sous les doigts, mégaphone en plastique qui fait tut tut et des lumières. Le chant crachote dedans. La musique s’élève, à peine amplifiée, on tend l’oreille, elle sonne comme l’ombre d’une fanfare municipale, l’ombre seulement, quand elle s’allonge sur le mur ou le trottoir, lève sa tête toute noire dans le soleil, sous les hourras, les masques à grandes oreilles qui font peur et rigoler, le crottin, les majorettes. Pas le carnaval mais son ombre, son versant noir et meuble, son versant doux et déformé. Léonore articule ses langues curieuses, mord dans le crachin à piles de son mégaphone, et sa poésie déjà raturée sature en trilles brumeuses tandis qu’à deux pas, et à l’unisson, Jean-Daniel dit J-D dit La Jide, entonne de même, voix claire, micro simple. « Un poème-poème crevé comme un vieux pneu », « le nouveau parle avec les dents, chaque syllabe est éclairée par de la lumière de dents, c’est beau se parler, ça rajoute une lueur sur les croissants », « joyeux ménestrier joyeux », « c’est la mémoire de rouler sa tête qui prépare la question de joie », voilà le genre de télégrammes que nous recevons pendant près d’une heure sous les frénétiques entrelacs de graffitis abstraits, ritournelles paralytiques montées en épingle par l’harmonie savante, mélodies qui cassent le cœur, riffs drôlatiques, sous la polychromie sauvage et l’hirsutisme doux. Pendant que Léonore Boulanger démonte l’alphabet français pour baragaouiner des langues toutes neuves, c’est toute la vieille gouache du vieux solfège qui sert au groupe à peinturlurer des soucoupes volantes. Accordages inouïs, effets détraqués, guitare préparée qu’un archet tourmente amoureusement ou arpèges se gondolant sous une averse de silences, de ruptures et d’évènements : l’érudition solide et la technique sont au service d’une musique toujours mobile qui semble composée à la perforeuse à papier : éclats de jazz, folk imaginaire, boites à musiques, médiévismes r’n’b, motets futuristes et madrigaux montés comme des marelles, mathématiques byzantines : tout l’art des sons ré-agencé à la faveur d’une imagination généreuse, enfantine, débordante. Practice chanter est un disque profus, expansif, remplis d’agrafes et de boutures, une espèce de Fabuloserie sonore et poétique où tournent d’improbables-émerveillants manèges avec voix d’enfants, trompette et balafon, fréquences radios, contrebasse et flûte chinoise, pro-tools devenu fou, tout un opéra de traits, de points, de bruits, inventif comme du Neu ou du Faust d’école maternelle. On y parle de Shakespeare, on y convoque Gertrud Stein, on batifole dans la peinture, on enfonce les ronds dans les carrés. On pense aux disques du japonais Asa-Chang, à Loren Mazzacane Connors, à Mingus, à Comelade, Tazartès, Berrocal, Abbey Lincoln. En concert, tout s’épure et les chansons, admirables et sans sujet se révèlent à bas bruit, émouvantes et drôles. Le public est tour à tour amusé, conquis et médusé, faut dire que ça ne ressemble à rien auquel on aurait déjà eu le temps de s’habituer. C’est jouvence et étonnement qu’un récital pareil et c’est franchement pas tous les jours qu’on entend ça. Tout ce qui pourrait paraître hermétique, est ici simplement offert, partageur, amical, beau et complexe comme une fleur, un robot, une déclaration d’amour en inuit. Mais on pourrait bavasser longtemps sans rien éclairer de tellement mieux. Allez plutôt les voir, le 10 mai, en show case au Souffle Continu. Écoutez leurs disques, tous leurs disques. Quelque chose se passe ici et vous ne savez pas ce que c’est.

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